Pierre-Henri Simon – "Les Valentin", c'est une famille, pour ne pas dire une dynastie. L'écrivain en fait le parangon d'une classe sociale: celle d'une certaine bourgeoisie terrienne et cultivée, porteuse de valeurs, héritière de génération en génération, qui s'essouffle dans les années 1920 au profit d'une nouvelle bourgeoisie, celle de l'argent et du commerce. Le premier roman de Pierre-Henri Simon relate les relations entre ces deux mondes.
L'art de débuter
Quoi de mieux qu'un incipit, deux paragraphes allez, pour dire ce que sont les Valentin? L'auteur les présente comme une famille messalisante, fonctionnant dans la certitude de la pérennité de ses usages. Ecoutons le début: «C'est une tradition: chaque dimanche, les Valentin entendaient la grand-messe à Saint-Paul-de-Saintonge, et déjeunaient ensuite chez Mme Deslandes, en famille "Tante Madeleine".» Voilà une famille ancrée dans l'idée que rien ne doit changer, jusqu'à l'aveuglement. La messe du dimanche, en particulier, apparaît aujourd'hui encore comme un rite incontournable, même si les horaires fluctuent.
Génial dans l'image dès le début, l'auteur confie au cheval la mission d'annoncer au lecteur l'idée que quelque chose ne va plus dans ce rythme de vie: "un demi-sang bai-brun qui portait beau, mais fatigué des jambes." Tout comme le cheval, la famille Valentin s'efforce de préserver les apparences mais peine à tenir son rang. Plus loin, l'abattage d'un ormeau (p. 73, chapitre 8) résonne comme la mise à mort d'une classe sociale par un climat politique peu favorable à une classe sociale qui vit en partie de ses rentes et ne s'ouvre pas sans difficultés à autre chose.
Humiliations et jeux de classes sociales
L'auteur relate aussi les humiliations successives dont les Valentin sont l'objet de la part de la famille Sorineau. La façon de dire l'humiliation de classe, de "race" pour reprendre le mot qu'utilise l'écrivain pour parler de lignage, est tantôt vigoureusement marquée, tantôt subtile, toujours malaisante: les négociations devant le notaire côtoient la possibilité de chasser sur des terrains de chasse vendus par les Valentin à plus riche que soi.
Il en résulte une impression tenace de paternalisme de la part des Sorineau, enrichis dans le commerce, à l'encontre des Valentin. Paternalisme souriant et gourmand: les Sorineau sont lucides, conscients que certaines choses ne s'achètent pas. La culture et le rang social, par exemple. Cela dit, l'auteur lâche le mot, comme sans faire exprès: ce sont des "paysans parvenus" (p. 93), et voilà qu'on se retrouve chez Marivaux.
Réciproquement, la fierté du lignage des Valentin ne manque pas de s'exprimer, mais cela paraît dérisoire. Que vaut un break attelé face aux voitures de la nouvelle bourgeoisie, symboles de modernité tapageuse et impérieuse? Et de plus, aller plus vite que l'autre, derrière son volant, c'est aussi une façon de l'humilier.
Annie, nouvelle Antigone
En face, jouant la fierté, on trouve Annie, jeune femme vers laquelle l'auteur se focalise peu à peu jusqu'à ne s'intéresser qu'à elle. Avec le préfacier Jean-Louis Lucet, on peut voir en elle une figure tragique dans la ligne d'Antigone, capable de se sacrifier mais aussi tendue entre les options du cœur (tel amour auquel elle n'a pas donné sa chance) et celles de la raison.
Celles-ci lui dictent d'épouser le fils Sorineau pour complaire à tout le monde; Annie trouve cependant une échappatoire, impliquant sa propre sœur. Et en tenancière intraitable des valeurs anciennes des Valentin, elle assiste, dégoûtée, à l'irruption de la modernité dans la vie familiale: on danse le shimmy à la mode, on gouaille plus qu'on ne cause. Sacrifiée, Annie l'est à plus d'un titre: c'est elle qui devra renoncer à ses études au profit de son frère, futur avocat. Et donc à l'attestation d'un niveau culturel atteint à la force du poignet.
Hérédité et actualité
Ce monde où l'on s'efforce de sauver les apparences, c'est celui des Valentin. Le romancier l'explore en en faisant l'autopsie, actant qu'une certaine forme de bourgeoisie, porteuse de culture et de valeurs, est morte dans l'entre-deux-guerres. En lisant "Les Valentin", il est permis de penser aux romans de François Mauriac, en particulier "Les Chemins de la mer", ou au "Guépard" de Giuseppe Tommasi di Lampedusa. Et côté moderne, "Les Valentin" résonnent comme "Les Aristocrates" de Michel de Saint-Pierre, voire comme "Les Visages pâles" de Solange Bied-Charreton.
Quant à l'écriture de Pierre-Henri Simon, elle s'avère claire, classique et fluide. On peut regretter aujourd'hui le caractère très écrit, artificiel, de dialogues qu'on aime aujourd'hui plus vifs et directs. Par contraste, on préfère noter qu'en d'autres lieux, la langue de l'écrivain s'autorise un brin de satire, quelque part entre Flaubert et Balzac dès lors qu'il s'agit de décrire les situations sociales, parfois en des sorties cinglantes: "Il faut bien que les jeunes messieurs s'amusent", clame la mère de tel noceur, qui tolère ce comportement même en temps de gêne. Et que dire des bagarres familiales autour de l'héritage mobilier et immobilier du défunt patriarche Constant – le bien nommé, puisque porteur d'une constance de lignage, d'une immobilité?
En somme, l'argent pourrit tout! Les Valentin sauront-ils sauver l'essentiel? Intemporel, "Les Valentin" dessine le prix d'un passage de témoin et d'un changement de génération dans le cadre d'un monde qui va toujours plus vite, qui n'a encore rien vu et où quelques-uns préfèrent s'arc-bouter sur les coutumes d'hier. C'est tendu? C'est réussi surtout, sur la base de quelques personnages forts, solidement ancrés dans le contexte de la Saintonge.
Pierre-Henri Simon, Les Valentin, Saintes, Le Croît Vif, 2014. Préface de Jean-Louis Lucet. Première édition en 1931.
Challenge "Je (re)lis des classiques".
Un billet qui donne envie ! Merci pour cette première participation à notre challenge.
RépondreSupprimerMerci d'avoir organisé ce défi! C'est là un auteur qui en vaut la peine, en effet, même si on l'a un peu oublié.
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