Dimana Trankova – «"Es-tu allée à la frontière?", demanda-t-il.». C'est sur cette question que s'ouvre "La Caverne vide", roman de l'écrivaine bulgare Dimana Trankova. Une question qui fait figure d'incipit au sens fort: la lecture du livre révèlera qui sont les personnages en présence, ainsi que leurs parcours.
Et c'est à la frontière d'un certain pays, zone sensible et farouchement protégée, que va se jouer leur destin.
Une Bulgarie fantasmée et paradoxale
Un certain pays? Il est tout à fait permis de penser qu'il s'agit de la Bulgarie, mais d'une Bulgarie fantasmée, devenue dans un avenir proche un État totalitaire. Cette "Patrie" recourt à plusieurs ressorts: la force de l'histoire au service de la présentation de la nation comme supérieure, le remaniement du vocabulaire, le souvenir de l'oppression communiste et les ressources du numérique utilisées à des fins de flicage permanent – motif récurrent du livre, le puçage humain, accepté ou transgressé à coups de couteau, apparaît comme un symbole moteur.
Autant dire que le contexte politique campé par la romancière a des fondements paradoxaux: ils lorgnent vers le nationalisme exacerbé comme vers le communisme rigoureux. Et en définitive, le lecteur pense à "1984" de George Orwell: après tout, les totalitarismes n'ont pas de bord politique.
Par conséquent, l'auteure dessine avec une terrible précision l'ambiance oppressante de suspicion généralisée qui règne dans un tel pays, où tout le monde surveille et soupçonne tout le monde: faire l'amour, acte intime s'il en est, apparaît comme quelque chose de public – d'autant plus que les enfants qui pourraient naître d'amours avec des étrangers sont suspects d'être dégénérés, et placés en conséquence dans des orphelinats.
On lit là une forme de rejet de l'humain autre; ce rejet s'exprime aussi par le rejet de l'homosexualité, marqueur de plus d'une dictature, de quelque bord qu'elle soit.
Un grain de sable nommé John
Bien sûr, un tel système peut fonctionner assez longtemps, tout seul dans son coin. Mais voilà: l'auteure y introduit le personnage de John, journaliste américain, qui a son propre point de vue et passe son temps de voyage à poser des questions qui paraissent subversives. Un rôle de grain de sable! On pourrait le trouver salutaire; mais son attitude parfois détestable, peu ouverte, empêche de le voir totalement comme un héros. Au contraire: il est lui aussi prisonnier de ses propres déterminismes. L'insistance sur la mauvaise qualité de la nourriture, dans ce roman, reflète-t-elle un avis général ou, plus vraisemblablement, est-elle uniquement révélatrice de ce qu'en pense John?
En tout cas, tant mieux: cela donne à John sa totale humanité, pétrie de sentiments d'amour, d'intérêt ou de rejet. Après tout, c'est un journaliste intéressé à plus d'un titre: son voyage dans un pays méconnu est motivé autant par l'envie de faire un reportage que de retrouver un pan de sa personnalité, de sa vie.
Reconstruire et vider le langage
Reconstruire le langage, c'est un jeu permanent dans "La Caverne vide". Normal: c'est ce que font les dictatures, et l'écrivaine en recrée logiquement la musique. Cela commence par toute cette population qui parle de "Ceux-là" pour désigner ceux qui sont du côté du régime, les collaborateurs et les délateurs. Cela passe aussi par les toponymes et les noms des personnages, revus à la sauce du régime en place. Et aussi par les mots interdits, par exemple "crétins", ce qui fait référence au poète bulgare Khristo Botev, dont se réclament les dissidents, et dont trois poèmes sont publiés, traduits, en fin de livre. Quant aux ordinateurs, de façon pittoresque, ils sont nommés "Pionniers". Un rappel de la marque "Pioneer"? Voire: il s'agit plutôt du souvenir du mouvement des "pionniers", forme de scoutisme pratiquée au temps du communisme.
Quant à la "Caverne vide" qui donne son titre au roman, la traductrice Marie Vrinat-Nikolov en donne une exégèse complète et pertinente dans sa postface: elle rappelle à la fois le caractère creux (comme une caverne) des discours politiques portés par les gens au pouvoir dans "La Caverne vide" et le mythe platonicien de la caverne, mettant en scène des gens qui se complaisent dans un contexte de mensonges et qu'il faut tirer de là – malgré eux si nécessaire. Le lecteur voit aussi que c'est un lieu protégé, où l'on n'a pas le droit illimité de prendre des photos. C'est là que s'expriment des lois protectrices d'un certain secret, que John va briser.
Une glaçante dystopie... si proche?
"La Caverne vide" fait suite au premier roman de Dimana Trankova, "Le Sourire du chien". Il est porté par une écriture qui, si elle a la fluidité propre à accrocher le public le plus vaste, sait aussi jouer sur tous les registres de la musique littéraire. Une musique faite de changements de points de vue plus ou moins rapides à mesure que l'on plonge dans le cœur du récit: on commence et on finit par des chapitres courts et aisés, et le cœur du livre est fait de chapitres longs et denses. Ce travail rythmique va jusqu'aux répétitions de mots, souvent à trois reprises. Il y a aussi la répétition des péripéties, revisitées par différents personnages, qui crée un jeu d'échos troublant.
Solidement construite, cette dystopie interroge le lecteur sur ce que pourrait être aujourd'hui, ou presque, un régime politique illibéral, aidé par tous les outils offerts par la technologie numérique. De quelque bord qu'ils aient été, les dictateurs totalitaires d'hier et d'aujourd'hui en auraient rêvé. Possible demain, et au nom de quoi? Y penser, avec "La Caverne vide" de Dimana Trankova, c'est glaçant...
Dimana Trankova, La Caverne vide, Paris, Intervalles, 2019. Traduit du bulgare et postfacé par Marie Vrinat-Nikolov.
Le site des éditions Intervalles.
Lu par Yves Mabon.
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