samedi 25 mai 2019

Aux antipodes de l'image d'une Genève opulente

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Pierrette Frochaux – Genève renvoie aujourd'hui l'image d'une cité opulente. Il n'en a pas toujours été ainsi, et la misère noire a été le lot de nombre de Genevois au tournant du vingtième siècle. C'est cette époque que l'écrivaine Pierrette Frochaux, libraire de formation, recrée dans son roman "La fille du cabinotier". Un cabinotier? C'est un horloger, tout simplement. Et s'il a eu quatre filles comme le Docteur March, c'est avant tout Jeanne que le lecteur est invité à suivre tout au long du roman.


Roman de la condition humaine et féminine, "La fille du cabinotier" met en scène les "working poors" du temps jadis: tous les personnages principaux mis en scène, à un moment ou à un autre, se trouvent tributaires de l'aide d'autrui. Cela, dans un contexte où l'état social n'est guère développé et où les mesures de soutien telles que l'Asile s'avèrent sourcilleuses, notamment du point de vue de la morale: le monde de solidarité décrit, s'il existe, est bien éloigné de celui de notre temps. C'est aussi le temps des enfants placés et baladés de foyer en foyer, des grossesses non désirées qu'il faut mener à terme – et, corollaire, l'étiquette infamante de "fille-mère", opposée à l'image de la femme honnête qui se marie avant de faire des enfants, de façon strictement cadrée. Si Ernest, père autoritaire mais juste (un beau personnage, en somme!) a pu garder ses enfants sous son toit – du moins ceux qui ont survécu – sa fille Jeanne aura affaire toute sa vie aux orphelinats, qui prennent en charge, contre pension, ses enfants non désirés qu'elle ne peut (et ne se sent pas d') assumer. Autant dire que les fins de mois sont un souci constant.

Horlogerie? Ce monde, l'auteure le décrit comme un élément de contexte important. Là aussi, elle expose une réalité bien éloignée du rêve que vendent aujourd'hui les Vacheron-Constantin et Patek – déjà présents à l'époque. L'écrivaine rappelle que le métier reste, au premier tiers du vingtième siècle, sujet aux aléas d'une conjoncture qui décide des embauches et des licenciements secs. Faire un apprentissage dans ce domaine, ce n'est pas avoir la certitude d'un métier pour la vie! Avec une précision qui fait penser à Zola, toutefois, l'auteure montre aussi les métiers de l'horlogerie et de la joaillerie. De beaux métiers, mais exigeants, décrits avec un vocabulaire exact.

Genève au début du vingtième siècle? L'auteure dépeint la ville de façon réaliste, dans ses lieux bien sûr, avec leurs ambiances et leurs réputations, mais aussi au travers de ses personnages. Certains d'entre eux sont historiques, qu'il s'agisse de Georges Oltramare, militant fasciste, dont l'ombre apparaît en fin de roman lors d'une manifestation qui tourne mal, ou – et c'est plus important, bien plus beau aussi – la doctoresse Marguerite Champendal, dont l'auteure fait un personnage attachant et pétri d'humanité. On voit aussi passer la mémoire du docteur Alcide Jentzer, initiateur d'une nouvelle maternité dans la cité de Calvin.

Et puis, les pensées s'entrechoquent: outre le catholicisme qui se frotte au calvinisme, l'auteure rappelle l'émergence des idées socialistes ou anarchistes, et même le féminisme, entre autres au travers de la naissance de la revue "Le Mouvement féministe", ancêtre de "L'Emilie" – un titre dû à une fondatrice, Emilie Gourd – que les infirmières lisent en cachette. Enfin, si la chronologie apparaît un brin floue, elle recèle cependant des repères historiques bien définis et familiers, comme la grève générale qui a suivi la Première guerre mondiale, la grippe espagnole ou la crise boursière de 1929. Ces événements historiques, relevés plus souvent en fin de roman qu'en son début, la romancière rappelle qu'ils ont eu un impact sur les gens, même et surtout les plus humbles.

Dans un roman social construit de manière solide et implacable, l'auteure démontre les terribles dégâts que peuvent faire la misère la plus gluante, couplée à une situation de famille dysfonctionnelle où l'amour filial n'est pas forcément évident. De plus, pour peu qu'on manque de chance, difficile de s'en sortir, d'envisager un avenir. Certains de ses personnages perdent la vue trop vite, à la suite de maladies notamment: cette perte de vue peut être considérée comme l'image concrète de l'absence de perspectives à long terme, de visions d'avenir littéralement, des personnages mis en scène.

Alors? On pourrait s'attendre à ce que ce roman verse dans une lourde noirceur, et les premières pages le laissent craindre. Mais il n'en est rien! Si le propos ne masque rien de ce que la vie peut avoir de dur et d'injuste quand on vit dans la précarité, l'écrivaine ne juge guère, et rappelle aussi les beaux moments, qui illuminent l'ouvrage par contraste. Et elle fait usage d'une langue sobre et simple, émaillée de genevoiseries verbales, qui évite tout pathos: même pauvre, on tient à être digne, et force est de relever la différence entre l'humble Ernest, père de famille à l'assistance, et tel notable violeur, mais vu la pression sociale, ce n'est de loin pas toujours facile lorsque, pour une raison ou pour une autre, les temps sont durs pour tous et – surtout – pour toutes.

Pierrette Frochaux, La fille du cabinotier, Lausanne, Plaisir de lire, 2019.

Le site des éditions Plaisir de lire. 

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