lundi 22 avril 2019

Le choc des cultures entre la Suisse et le Tchad

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Nétonon Noël Ndjékéry – Une balade entre le Tchad et la Suisse, cela vous tente? C'est ce que propose l'écrivain Nétonon Noël Ndjékéry dans "Au petit bonheur la brousse". Une balade lointaine qui n'a rien d'une promenade de santé: Ben, le personnage principal du livre, se trouve en permanence tendu entre deux cultures: cette Suisse où il a vu le jour, et ce Tchad où il a bien dû faire sa vie, non sans ruse.


"Bounty", "négropolitain": plus ou moins dénigrants, les qualificatifs décrivent Ben, suggérant que tant au Tchad qu'en Suisse, il n'est pas tout à fait à sa place. Côté suisse, ça se traduit par une affiche avec des moutons noirs et blancs – du déjà vu. Le lecteur aimera plutôt le fait que Ben, né en Suisse, se réclame de Guillaume Tell, de la Mère Royaume et de l'Esprit de Genève, exemples valorisants de courage et de paix. C'est avec ce bagage culturel que Ben, officiellement Bendiman (ce qui veut dire "patrie d'emprunt") va vivre au Tchad, après avoir fait sa jeunesse en Suisse. C'est de façon juste que l'auteur dessine un Ben toujours tendu entre deux pays.

Guelfe au gibelin, gibelin au guelfe: tel est donc Bendiman. Côté suisse, c'est l'affiche des "moutons noirs", ponctuelle, qui révèle sa différence. Mais côté tchadien, le choc culturel va au-delà du programme d'une initiative politique: il faudra vivre avec la corruption et les pots-de-vin, ne serait-ce que pour savoir ce que sont devenus ses parents, soudain captifs. Alors oui: Bendiman parvient à trouver le langage de ce Tchad qui apparaît comme un pays d'adoption, mais sa culture helvétique, empreinte d'une certaine forme de justice et d'humanisme, remet en question le ronron d'un pays instable, qui bascule d'un bord politique à l'autre au gré des révolutions. 

En arrière-plan, l'auteur montre en effet avec acuité l'instabilité de la politique tchadienne, une instabilité qui contribue au suspens de "Au petit bonheur la brousse": prendre parti pour l'un à un certain moment du roman, c'est être compromis plus tard, et tel prisonnier d'aujourd'hui peut devenir ministre demain. C'est avec virtuosité que l'écrivain joue avec cette instabilité: actionnant des ressorts originaux, il offre une narration riche en retournements de situation. Pour le lecteur, c'est un monde instable qui s'annonce: qui sait si tel rebelle ne sera pas, quelques pages plus loin, un loyaliste bien correct? Cela, d'autant plus que dans un contexte de corruption généralisée, alors que la loi de la brousse et la "raison d'Etat" se font face, quelques billets peuvent faire basculer tel personnage clé. 

Dans ce monde corrompu et riche en péripéties, force est de constater que Bendiman, le "Suisse à quatre sous", finit par trouver sa route: le lecteur le voit comme un personnage rusé et intelligent, pur produit de l'instruction publique genevoise (valorisée, pour le coup...). On le voit même capable de publier la nécrologie de ses parents pour savoir ce que ceux-ci sont devenus. On n'arnaque Ben si facilement que ça! Cela dit, cette ruse trouve ses limites dans quelques valeurs typiquement helvétiques telles que l'égalité, ou le refus de la corruption crasse: au Tchad, où tout se paie et se négocie, il faut bien transiger! Au fil des pages, l'auteur décrypte avec précision une manière de choc culturel entre un Noir qui connaît le monde des Blancs (et ne croit pas aux fantômes, tiens!) et des Noirs qui n'ont rien vu d'autre que leur Tchad natal.

"Au petit bonheur la brousse" est donc l'histoire d'un jeune homme qui vit avec ce que la vie lui a donné, baladé entre deux cultures qui lui offrent chacune ce qu'elles ont de bon – ou pas. Côté tchadien, il est concrètement question d'aisance matérielle, éventuellement avec les coups de pouce que réserve la corruption qui prévaut dans le domaine du commerce du bétail. Et côté suisse, Ben est nourri des personnages de Guillaume Tell et de la très genevoise Mère Royaume.  C'est que Ben est porté par des idéaux qui ont tout à voir avec l'esprit de Genève, qui trouve au Tchad une interprétation animiste qui ne manque pas d'étonner. Et si l'auteur excelle à dessiner avec humour un monde gangrené par la corruption, il s'avère meilleur encore lorsqu'il s'agit de mettre en scène un personnage venu d'ailleurs qui, tel un grain de sable, intervient de façon naturelle pour montrer que la vie n'est pas aussi simple que ça. Cela, avec le supplément d'âme qu'offre une poésie astucieuse et profondément originale, présente à chaque page. 

Nétonon Noël Ndjékéry, Au petit bonheur la brousse, Vevey, Hélice Hélas, 2019. Illustrations de Macbe.


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