vendredi 17 août 2018

Quand la mythique Europe lâche une beuse...

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Pierre Yves Lador – Un beau livre de divagations sur les vaches et l'Europe, tout ça: voilà ce que propose Pierre Yves Lador dans son dernier roman, "Poussière demain". Demain pousse hier: oui, les jours passent, et monter à l'alpage pour passer quelques jours à donner un sens aux bouses des vaches constitue le quotidien de trois personnages, deux jeunes femmes et un jeune homme, unis par des liens troubles, païens pour ainsi dire, à la fois fraternels, amicaux et amoureux, entre lesquels l'auteur louvoie avec aisance.


On le comprend rapidement: l'histoire de ces trois gaillards partis étudier les bouses de vache n'est qu'un prétexte, pas très épais en fait. Le lecteur croise des lutins qui sont des réincarnations de personnalités, ou des visiteurs tels que ce Turc qui apparaît comme une caricature d'Erdogan, ou tel Polonais, ou tel Serbe. A chaque fois, ces rencontres introduisent des dialogues à teneur philosophique où l'on croise verbalement le fer, avec des arguments originaux. Bien sûr, il existe dans "Poussière demain" un fil rouge plus fort: la vache.

La vache? L'auteur la voit comme l'animal emblématique de l'Europe, et convoque la mythologie gréco-romaine pour appuyer son propos. Europe séduite par Zeus, c'est un mythe connu (la pièce grecque de deux euros en porte la mémoire, soit dit en passant), point d'ancrage du livre. Du coup, un simple modzon apparaît ainsi comme le point de départ d'une réflexion sur la culture européenne et ses racines. Cette question culturelle est posée de façon inquiète ("Quo vadis?", a-t-on envie de demander), soulevant l'aspect de la sécurité culturelle face au mercantilisme ou aux idées à la mode telles que le véganisme. D'autant plus inquiète que l'auteur voit le continent comme un lieu peu soucieux de ces racines, vendu au libéralisme économique et ouvert à tous les vents, acceptant presque avec enthousiasme de perdre son âme.

Le narrateur est de ceux dont l'esprit bat la campagne, assumant en un jeu serré un langage bien à lui. Les phrases de "Poussière demain" sont longues souvent, comme autant de tentatives désespérées d'embrasser l'infini. Quant aux mots, ils assument leur côté terroir, enraciné (je vous parlais des racines, tiens...) dans son terroir, usant sans complexe de vaudoiseries – d'ailleurs, dans ce beau pays, on dit "beuse" et pas "bouse", et on arrive à trouver à cette matière quelque chose de divinatoire. On pourrait certes répliquer, avec un sourire, que les personnages n'ont pas envisagé l'hypothèse du loto-bouse, un jeu à la coule... Mais est-ce si grave pour nos chercheurs?

Reste que l'écrivain, en un stupéfiant grand écart stylistique, fait résonner ces mots typiquement vaudois avec le génie universel d'une érudition à l'épreuve des balles, joueuse à l'occasion, par exemple lorsqu'il s'agit de revisiter telle ou telle étymologie pour mettre en évidence la richesse, l'épaisseur d'un mot. Cela, sans parler des néologismes inattendus, ni de la musique des mots, ni du sourire qui naît au détour de telle ou telle expression. Ainsi naît une musique, mieux: une poésie.

De Pierre Yves Lador, on attend à chaque fois quelque chose de copieux, on s'attend même à avoir les dents du fond qui baignent. Et là, le lecteur n'est pas déçu: "Poussière demain" est d'une richesse jouissive. C'est un épatant réseau littéraire que l'auteur tisse ici, comme Arachné tissa jadis ses toiles d'araignées, qui hantent aujourd'hui encore les chalets d'alpage. L'auteur a d'ailleurs piégé dans sa toile quelques auteurs amis, sans doute enthousiastes d'être ainsi saisis: on pense à Marilyn Stellini, à Catherine Santschi ou à Stéphane Bovon, pour ne citer qu'eux. Juste un truc d'ailleurs: il paraît même que le fantôme de Jean d'Ormesson hante "Poussière demain"...

Tout ça pour dire qu'à l'alpage, on se délecte, connecté qu'on est à l'infiniment terrien d'une bouse de vache comme à l'infiniment cosmique de la place de l'humain sur terre et dans l'univers!

Pierre Yves Lador, Poussière demain, Dole, Olivier Morattel Editeur, 2018.

En prime, un lien vers le site qui cause vaudois: Topio.ch.

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