Le lecteur saura tout de ces nombreux mois de remise sur pied, de l'accident de voiture survenu sur la Costa Brava jusqu'aux premiers pas qui apparaissent comme un combat de chaque foulée. L'auteur se livre en effet à un exercice de mémoire approfondi, recréant page après page, avec exactitude, ce qu'il a pu ressentir: envie de mourir, humiliation diffuse face aux soins, etc. Loin de toute fausse pudeur, l'auteur choisit de tout dire et de mettre ainsi son corps sur la table, offert au lecteur avec une vertigineuse franchise.
L'écrivain situe l'accident de voiture dans son propre parcours de vie et le considère comme un point final à une jeunesse marquée par des excès auxquels une sorte de justice immanente semble avoir mis fin pour l'auteur. Un avertissement de l'au-delà? Peut-être, puisque Olivier, chauffeur de la Peugeot 204 dans laquelle roulait l'écrivain, n'a pas survécu à l'accident. La place du mort n'était pas celle qu'on croit... mais le défunt Olivier reste dans l'esprit du narrateur, éternellement jeune.
Cet accident survenu à tombeau ouvert apparaît comme typique d'une époque: celle où Françoise Sagan aimait la vitesse, et où l'on conserve la mémoire de James Dean, accidenté célèbre. L'écrivain se souvient aussi, de temps à autre au fil des pages, d'autres auteurs ayant eu maille à partir avec la conduite automobile, à commencer par Albert Camus. Et avec le romancier, le lecteur se souvient de ces Hussards qui, eux aussi, aimaient les belles bagnoles qui vont vite.
C'est que le narrateur, couché à l'hôpital et laissé à la merci d'un personnel hospitalier dont il dessine un portrait doux-amer, a le temps de gamberger. Le lecteur se retrouve dès lors avec la narration généreuse, foisonnante même, de ce qu'a été le Paris culturel des années 1978. Les phrases sont dès lors courtes, les noms sont innombrables et pourront rappeler à chaque lecteur de sacrés souvenirs.
On trouve là-dedans Pierre Drieu La Rochelle, sujet de mémoire choisi sans conviction par Eric Neuhoff, mais aussi des personnages qu'il a côtoyés et qu'il reverra... ou pas. Plus tard, le lecteur retrouve Geneviève Dormann, Marguerite Yourcenar et bien d'autres. Il y aura aussi – pensons à "Orange mécanique" ou à "Grease" – les films manqués en raison de l'hospitalisation de l'auteur, et dont il devra se passer, et ceux qu'il a vus et dont il a fait son miel. Le choix d'évoquer l'histoire du cinéma comme celle de la littérature n'a rien d'un hasard: c'est dans ces domaines qu'en tant que journaliste, le narrateur s'est illustré tout au long de sa vie.
Cette vie prendra la forme d'une marche en avant, foulée après foulée, quitte à en manquer une parfois (candidat à l'Académie française, il n'a pas été élu – c'était en 2023), ou à retrouver l'hôpital pour une question de genou esquinté en 2022, qui résonne avec la cheville démolie en 1978. Revenant sur son propre parcours au fil de "Pentothal", l'écrivain s'observe avec acuité et relate sur un ton familier qui, entre résignation et coups de gueule, assume l'autodérision amère ou sarcastique le drame qui a fondé son parcours dans le monde des lettres. Et ça sonne vrai: après tout, le Pentothal éponyme, utilisé pour les anesthésie, n'est rien d'autre, par ailleurs, qu'un "sérum de vérité"...
Eric Neuhoff, Pentothal, Paris, Albin Michel, 2025.
Le site des éditions Albin Michel.
Lu par Gilles Pudlowski.