lundi 24 février 2025

Dimanche noir et folle journée avec Carl Spitteler

Carl Spitteler – Ils sont à peine au pluriel, les écrivains suisses ayant obtenu le prix Nobel de littérature. Il y a eu Hermann Hesse, naturalisé, et c'était en 1946. Mais, on l'a un peu oublié, il y a aussi eu, avant lui, le Bâlois Carl Spitteler: c'était en 1919. Ce contemporain de Romain Rolland, encore un Nobel (1915) qui a vécu en Suisse, a signé en 1897 une longue nouvelle, presque un roman, intitulé "Der schwarze Sonntag von Herrlisdorf" dans sa parution en feuilleton, puis devenu dès 1898 "Conrad der Leutnant" dans sa publication en volume. Eine Darstellung von Carl Spitteler". De ce texte important du point de vue de l'histoire littéraire, les éditions Infolio ont fait paraître une nouvelle traduction en 2024, signée Patrick Vallon. 

Dans sa préface, l'auteur indique les bases de son projet littéraire, cette "Darstellung": une représentation – en le mentionnant dans le titre même de son ouvrage, l'auteur souligne l'originalité de sa démarche narrative. Pour se mettre au plus près de l'action, en effet, l'idée est de placer au centre du récit un seul personnage, à travers lequel le lecteur est invité à tout observer et tout ressentir, l'essentiel et l'accessoire, entre action et introspection approfondies. Cela impose, l'auteur l'assume, une histoire très ramassée dans le temps. Et de fait, en respectant cette brève unité de temps, le "dimanche noir" que relate "Le Lieutenant Conrad" a des airs de folle journée.

Et qui est Conrad, alors? Pas besoin d'être patient pour faire sa connaissance: très vite, l'auteur l'installe, le montre en train d'agir, laissant ainsi le lecteur l'analyser. Il laisse l'impression d'un garçon plutôt arrogant comme on peut l'être dans sa jeunesse, aimant à briller auprès du sérail de sommelières qui constituent le personnel de l'auberge du Paon, situé dans le village imaginaire de Herrlisdorf, qu'on imagine situé dans la campagne alémanique, mais pas dans le canton de Berne. Ambitieux sans complexe, Conrad a des airs de paon, oui; se voit-il patron de l'auberge? C'est l'une des lignes de tension de ce texte: il devra s'imposer face à son géniteur pour y parvenir, dans l'idée freudienne de tuer le père.

Tuer? La mort plane sur l'ensemble de l'intrigue et ce, dès les premières pages, lorsque Conrad et sa sœur Anna se demandent, et c'est culpabilisant, combien de temps il reste à vivre au père, maître de l'auberge et de terres alentours, "petit maître villageois" exemplaire de Herrlisdorf si l'on lit ce toponyme en fonction de son sens étymologique allemand. Au fil des heures qui s'écoulent, plane la menace de bagarres qui pourraient avoir lieu entre bandes rivales dans l'auberge, qui affiche pourtant une certaine prestance avec sa salle de danse: on n'est pas dans un tripot comme celui où travaille Jucunde! Et pourtant, certains personnages ne survivront pas à ce dimanche hors norme. 

Jucunde est l'une des serveuses du bistrot mal famé d'en face, qui fait le pendant avec le Paon, dont le nom va si bien au tempérament paradant de Conrad. L'auteur marque l'idée que les deux établissements ne sont pas du même monde en dessinant symboliquement une voie de chemin de fer entre eux. Mais cette séparation est poreuse... 

Ainsi Conrad est tiraillé entre deux femmes: Jucunde, femme simple qui l'aime et pourrait apparaître comme la figurante d'un destin sage. Face à elle, le lecteur découvre Cathri, venue du canton de Berne (celui de la capitale de la Suisse!), qui apparaît, le postfacier le relève, comme une Helvetia maîtresse femme, sûre d'elle et non exempte d'une certaine raideur militaire, ou "comme la justice de Berne", dit-on. On peut voir en elle l'allégorie de l'idéal du militaire: celle pour qui il devra mourir, plutôt que de trahir pour une maîtresse comme l'on pourrait trahir sa patrie pour une autre en devenant mercenaire. Cathri le confirme: cette jalousie patriotique, elle l'a faite sienne pour le couple en devenir, interdisant à Conrad le lieutenant, qui s'est déclaré à elle, de la tromper, sur un ton tranquillement intransigeant.

Reste la troisième femme du récit, Anna, la sœur de Conrad: le lecteur ne manque pas d'être surpris par la proximité quasi amoureuse qui la lie à son frère: les mots sont tendres, les gestes câlins, la complicité indéniable. Non sans que cela fasse jaser, elle a elle-même un homme en vue, un médecin, notable dans le petit monde villageois que l'auteur décrit. Un monde qui, s'il se situe dans une jeune démocratie, n'est pas encore tout à fait capable, et c'est le versant social de ce texte, de toujours gérer ses petits conflits internes par la voie la plus pacifique. Résultat, pour le lecteur: "Le Lieutenant Conrad" recèle quelques scènes de bagarres qui font penser à ce qu'on peut trouver dans les bons vieux westerns.

Et tout cela, vu et ressenti par un jeune homme de 24 ans... Le lecteur tient avec "Le Lieutenant Conrad" un ouvrage moderne, jalon sur le chemin du Nouveau Roman, quelque part entre Flaubert et ses "romans sur rien" et les phares du genre, brillants pour mettre en scène des personnages issus de l'ordinaire. Et s'il fallait mettre ce petit livre en images pour en faire un film, gageons qu'il aurait quelque parenté avec "La Femme défendue" (1997), œuvre cinématographique dans laquelle la caméra de Philippe Harel invite le lecteur à adopter, constamment, le point de vue de l'amant face à une belle jeune femme jouée par Isabelle Carré.

Carl Spitteler, Le Lieutenant Conrad, Gollion, Infolio, 2024, traduction de Patrick Vallon, postface de Peter Utz (qui a éclairé ma lecture et le compte rendu ci-dessus).

Le site des éditions Infolio.

Défi 2025 sera classique aussi.



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