Alexandra Gilbert – Chacun a ses raisons de voyager, et chaque voyage forme celui qui le fait. A fortiori lorsque celui-ci est long et lointain, tant en termes de géographie que de culture. Et il arrive que les branches auxquelles on se raccroche pour ne pas perdre pied soient pour le moins inattendues. Tel est le fond thématique de "Gourganes", premier roman de l'autrice québécoise Alexandra Gilbert.
Active dans les projets de développement international, la romancière puise dans sa propre expérience la matière de ce livre. Pourquoi partir? En dessinant le portrait d'une mère très attentive, effrayée dès que sa fille ose un pas de travers, étouffante en un mot, l'auteure instaure les conditions d'une volonté de fuite, si possible dans un pays où il sera possible, pour la narratrice – une Québécoise villageoise – d'éprouver son aversion au risque. C'est avec Kadhafi et ses hélicoptères que l'appel du lointain s'est fait jour; mais c'est en Afghanistan qu'il se concrétise.
Mais fuir la prison psychologique maternelle pour l'Afghanistan, n'est-ce pas retrouver une autre forme de prison, dans un pays profondément inégalitaire pour ce qui est du genre, aux structures sociales rigides? Cette nouvelle prison prend l'image de la burqa; la narratrice évoque l'expérience de son port au quotidien, dès lorsqu'il s'agit de sortir. Elle évoque aussi les stratégies qui permettent, malgré les contraintes, d'avoir une vie sociale. Cela, que ce soit pour les Afghans ou pour les expatriés qui, toutes et tous, doivent s'adapter à un monde particulier où même un transport en taxi n'a rien d'évident.
Paru en 2017, ce roman est marqué par les possibilités que le numérique offre de rester en contact avec ceux qui sont restés au pays, et qui vont poser les questions naïves typiques de ceux qui ne sont guère partis loin de chez eux; la technique va également permettre de répondre, quitte à développer une forme de storytelling pour parler de ce qui se passe au loin. Les "gourganes", qui sont des fèves, vont créer un lien avec la vie villageoise québécoise: la narratrice reconnaîtra avec elles, dans des préparations afghanes, des plats étonnamment similaires à celles que sa mère a l'habitude de préparer. Ainsi se dessine la recréation d'un lien familial, suggérant que malgré les apparences, il y a des accointances entre le Québec et l'Afghanistan. Tiens: la recette a-t-elle voyagé?
La description de la vie d'expatriée en Afghanistan comprend bien sûr aussi les limites à la liberté d'expression, les astuces des personnes qui suivent des séminaires çà et là pour se faire un supplément de revenu, les errements de l'aide internationale qui ne va jamais au bon endroit; il sera incidemment question de drogue, mais si peu qu'on peut se demander pourquoi le pavot, plante qui donne l'opium, apparaît en couverture du livre. C'est ainsi que la romancière soigne les arrière-plans de son récit pour lui donner un caractère spécifique.
Quant au retour de la narratrice au Québec, il lui imposera une nouvelle adaptation, éclairée par l'expérience d'un premier vécu indépendant en un milieu totalement étranger: ce voyage lointain s'est doublé d'un voyage intérieur. Le regard sur un monde a priori familier, celui de l'enfance, a changé, la narratrice a mûri et sait ce qu'est l'essentiel. Au fil de "Gourganes", elle partage cet apprentissage sur un ton volontiers familier, drôle à l'occasion, où la musique du français du Québec s'exprime, authentique.
Alexandra Gilbert, Gourganes, Montréal, Stanké, 2017.
Le site des éditions Stanké.
Lu par La Bibliomaniaque, Lynda Massicotte.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Allez-y, lâchez-vous!