vendredi 24 juin 2022

Sophie Chauveau: charbon un jour, charbon toujours

Sophie Chauveau – "Noces de charbon", c'est l'histoire de deux familles qui se frottent, se détestent, n'iront jamais l'une avec l'autre même s'il faut bien coexister, voire s'unir entre descendants. De façon imagée, il y a le côté Proust, plutôt riche et sybarite, et le côté Simenon, celui des mineurs pour qui le travail est consubstantiel de la vie. Animant les innombrables personnages qu'elle met en scène en une folle usine à gaz charbon dans son roman, Sophie Chauveau offre avec "Noces de charbon" une saga familiale à peine croyable qui s'étend du début du vingtième siècle jusqu'à Mai 68, du Nord-Pas-de-Calais à Paris.

Le lecteur est happé par ce roman historique réaliste, historiquement correct bien entendu, mais qui se concentre sur les humains et la manière dont ils vivent les péripéties d'un siècle tourmenté par d'autres. Ses accents ont parfois la précision du documentaire. Ces accents pourraient paraître secs; au contraire, l'auteure les intègre de manière onctueuse dans sa narration, utilisant les termes de la mine avec une précision à la Zola. L'ambiance est marquée en outre, spécialement en début d'ouvrage, par des allusions aux vieilles chansons. Plus largement, du crincrin villageois aux boîtes de jazz et aux surpattes parisiennes, la musique occupe une place de choix dans "Noces de charbon". 

"Noces de charbon" est le roman de l'émancipation, féminine mais pas que, à une époque où il n'est de loin pas évident d'échapper à un destin qui paraît tout écrit, tant les déterminismes sociaux sont pesants. Comment échapper à la mine, tiens, ou faire en sorte que ses enfants n'y risquent pas leur vie? Tel personnage féminin aimerait devenir institutrice, et l'on pense aux "Claudine" de Colette. Telle autre part pour Paris, au hasard des circonstances, devient antiquaire après avoir écumé le demi-monde. Pour les hommes, la Grande Guerre offre aussi un destin alternatif, pour peu qu'on en revienne.

D'une génération à l'autre, l'auteure illustre aussi les mille avatars des mariages jamais satisfaisants, parfois faits pour justifier une grossesse un peu trop vite venue, pas même forcément souhaitée, et se conformer aux attentes de la société. Le lecteur finit par le constater: entre Proust et Simenon, ça dysfonctionne à fond. Les familles se décomposent et se recomposent à l'envi, donnant le jour à de multiples névroses.

Les contrastes mis en évidence par la romancière peuvent parfois révolter: en dépeignant les antagonismes de classe, l'auteure ne manque pas de décrire un monde de riches où l'on croit un peu trop facilement qu'il suffit, pour faire sa vie, de faire la noce (ah, les années folles!) et de taper dans la caisse sans trop se soucier de qui l'alimente, ni de la pérennité d'une fortune acquise sur le dos de ceux qui vont au fond. Côté masculin en particulier, l'auteure décrit sans concession quelques parfaits fléaux.

Puis émerge le personnage de Sophie, qui cristallise suffisamment d'éléments biographiques précis pour que le lecteur se demande si elle n'est pas un double de l'auteure. Mais comme "Noces de charbon" est présenté comme un roman, il n'est pas possible de faire catégoriquement ce lien, même si, bien sûr, cette interprétation est possible: il n'est qu'à penser aux engagements de Sophie, ou à son père, le juif Marcel C., seul personnage dont le patronyme est abrégé. Alors, Sophie Chauveau ou pas? En entretenant le doute, l'auteure offre au lecteur une double lecture de "Noces de charbon": soit autobiographique, soit romanesque.

Le propos de "Noces de charbon" est si dense, si riche qu'il y aurait eu de quoi écrire une saga. L'auteur choisit plutôt d'en faire un roman, ramassé, de taille moyenne, au prix d'une certaine distance narrative qui, en retour, ouvre la porte à l'ironie. Le lecteur se retrouve ainsi face à un roman à la fois dense dans son propos et efficace dans son écriture, qui utilise l'exemple de l'industrie du charbon, dans sa splendeur comme dans son déclin, pour dire les forces qui guident les humains malgré eux et les marquent sans retour de leur poussière, celle du charbon par exemple: charbon un jour, charbon toujours.

Sophie Chauveau, Noces de charbon, Paris, Gallimard, 2013.

Lu par France FougèreJacqueline PekerMathilde Dondeyne, Plouf.

2 commentaires:

  1. Tu en parles bien et avec conviction, ça donne envie.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ce roman a été une bonne surprise pour moi, en effet! C'est dense et riche, avec beaucoup d'histoire(s). Je t'en souhaite une bonne découverte aussi!
      Bonne fin de journée à toi!

      Supprimer

Allez-y, lâchez-vous!