lundi 15 juin 2020

Dan Lyons: des canards, des cobayes, des licornes et des zèbres

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Dan Lyons – Saurez-vous construire un canard à partir de six briques de Lego? Peu importe: c'est à partir de cet exemple que l'auteur américain Dan Lyons, ancien journaliste pour "Newsweek", développe une critique bien abrasive du monde moderne de l'entreprise et de son management. Cela donne "Les nouveaux cobayes", un ouvrage qui n'hésite pas à suggérer que les collaborateurs des entreprises actuelles sont les cobayes, les rats de laboratoire des théories modernes du management. En ligne de mire: le Lean Startup, la méthode Agile, le Lego Serious Play et quelques autres. Ambiance complot? Non, c'est du vrai, et les lecteurs de romans penseront sans doute un peu à "Ecosystème" de Rachel Vanier en lisant Dan Lyons.


L'auteur ne part pas de rien: son premier essai, "Disrupted", non traduit en français, relatait son expérience professionnelle chez HubSpot, une startup, dont il a décrit le management délétère. Ce premier livre lui a valu de nombreux retours semblables, ce qui l'a incité à poursuivre son étude des dérives du management contemporain, accentuées encore par deux tendances: l'idée que seuls les actionnaires doivent bénéficier des profits d'une entreprise (doctrine de l'économiste Milton Friedman, rejetant le rôle social de toute entreprise), et celle qu'une startup n'a pas à être pérenne au-delà du moment où ses créateurs ont encaissé le pactole. Voilà de quoi casser menu le mythe du startupper valeureux et passionné...

C'est un monde inquiétant que l'auteur dessine, multipliant les points de vue dans la première partie du livre. Celui-ci brosse le portrait de quelques patrons tels que Jeff Bezos ou Elon Musk, mettant en parallèle leur fortune et les conditions de travail pour le moins difficiles de leur personnel – sans compter, pour le cas d'Elon Musk, la faiblesse réelle de son entreprise, Tesla, dont la valeur boursière est davantage soutenue par la communication que par une production concrète de biens – en l'occurrence, des voitures. L'auteur dessine aussi une histoire iconoclaste des sciences du management, leur déniant le statut de science et dressant entre autres un portrait peu flatteur de Frederick Taylor, père du taylorisme.

Suit une deuxième partie qui, convoquant aussi les sciences dures à base d'expériences sur des rats, se consacre aux facteurs du mal-être au travail: le salaire (toujours insuffisant), la précarité de l'emploi (par le statut d'auto-entrepreneur, on pense à Uber), le changement constant (partout, chez vous aussi, ne mentez pas...), et la déshumanisation, entre autres par la distinction entre une entreprise qui se considère comme une famille et une entreprise qui se voit comme une équipe – sachant qu'en sport comme dans une entreprise vue comme une équipe, on peut éjecter le maillon faible sans états d'âme. L'auteur indique que tout cela concourt à un état de stress faible mais permanent qui ronge celui qui y est soumis.

L'auteur glisse aussi quelques mots bien sentis sur les cultures d'entreprise de la Silicon Valley, souvent marquées par un entre-soi raciste et misogyne qu'on nomme "culture Bro", portée par des gosses de riches peu enclins à l'inclusion si elle va au-delà des grandes professions de foi. L'auteur aurait d'ailleurs pu suggérer plus fortement qu'il y a aussi, peut-être, du classisme là-dedans. En effet, sans doute qu'il ne suffit pas d'être un homme occidental blanc pour réussir à s'incruster: encore faut-il être d'un certain milieu, celui de l'Ivy League, et en avoir les codes.

"Les nouveaux cobayes" part de choses vues et vécues par l'auteur, qui les relate sur le ton du reportage en assumant un langage familier. C'est ainsi qu'il évoque ces gens qui vivent sous tente, près de l'entrepôt où ils sont affectés, parce qu'ils ne peuvent pas se payer les transports publics pour s'y rendre chaque jour. Plus largement, l'essayiste développe les ravages d'une gentrification incontrôlée de la région de Los Angeles. Nombreux sont aussi les témoignages de personnes passées par l'épreuve d'un management toxique, pourtant présenté comme dans l'air du temps, où l'on s'efforce de croire (et faire croire) qu'un licenciement pas même motivé est une bonne chose: après tout, si les actionnaires sont l'essentiel, pourquoi faudrait-il se préoccuper du personnel? Le diagnostic est glaçant.

Mais l'auteur va plus loin en montrant, dans sa dernière partie, des démarches susceptibles de rendre sa dignité au personnel, une dignité qui va le rendre plus productif, tout naturellement. D'abord, il évoque les qualités des entreprises à l'ancienne, paternalistes peut-être, mais qui ont su développer un esprit de famille en leur sein – il cite Hewlett-Packard, mais aussi Ford, ancienne mouture, avant le temps des hackathons désespérés.

Et face aux "licornes" telles que Facebook ou Airbnb, qui n'enrichissent qu'une poignée de personnes, l'auteur met en avant le concept de "zèbres", entreprises qui s'identifient à cet animal bicolore parce qu'elles savent faire bloc et fonctionner en groupes, et satisfaire le personnel, dans un souci de développement durable et favorable à tout le monde, dans l'entreprise mais aussi dans son contexte, par un soutien philanthrope aux pauvres et aux minorités. 

Certes, cette dernière partie paraît parfois bien rose. Par exemple, l'auteur évoque Mohammed Yunus, alors qu'on sait que son système de microcrédit, mal copié par des concurrents, a appauvri des familles en Inde; d'autre part, il s'avère plutôt laudatif face à des personnes comme Bill Gates ou à des entreprises comme Starbucks, et ça sonne un brin superficiel. Reste que s'il faut retenir quelques chose de cette dernière partie, c'est qu'il y a peut-être de l'espoir pour ceux dont le but dans la vie n'est pas de simplement prendre l'oseille et se tirer – et pour les personnes qui vont travailler pour et avec eux, en vivre et faire vivre leurs familles.

Dan Lyons, Les nouveaux cobayes, Limoges, FYP, 2019. Traduit de l'américain par Florence Devesa et Philippe Adams.

Le site de Dan Lyons, celui des éditions FYP.

2 commentaires:

  1. Merci pour cette chronique d'un livre qui a l'air très intéressant !
    Bonne journée

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    1. Très intéressant en effet! De quoi mettre à mal certains mythes liés à la Silicon Valley - entre autres.
      Bonne journée à toi!

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