lundi 6 avril 2020

Le putsch d'août 1991 à la hache

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Gérard Streiff – Une confidence pour commencer: le 19 août 1991, j'étais à Saint-Pétersbourg, alors Leningrad mais on ne savait déjà plus trop, avec le Chœur-Mixte de Bulle. Je me souviens de l'ami Jacques Tinguely, responsable du voyage, qui débarque dans la salle des petits-déjeuners de l'hôtel Rossiya où nous habitions pour nous annoncer ce matin-là qu'un coup d'état a eu lieu. Nous étions arrivés la veille... pourrions-nous donner notre concert, rencontrer le chœur ami (et juste magique) Lege Artis comme prévu? Si l'amitié a pu donner ses plus belles fleurs, nous avons quand même connu l'inquiétude, au travers des changements de programme et du stress palpable de la guide Intourist chargée de nous faire voir du pays.


Autant dire que quand j'ai vu le roman "Le Putsch" de Gérard Streiff en rayon à sa parution en 2008, je me suis dit que c'était un livre pour moi. Douze ans après, il était temps que je le lise...

Côté politique, l'auteur, qui a été correspondant de presse à Moscou, frappe juste: pour l'observateur occidental qui lisait la presse au quotidien en ce mois d'août 1991, l'affaire a sans doute paru assez confuse. Pour donner un peu de lisibilité aux événements, le romancier choisit une segmentation par jours et par heure, serrée. Il dissocie aussi deux lieux: Moscou, où Boris Eltsine signe des décrets à tour de bras dans sa "Maison Blanche", et Foros, où Mikaïl Gorbatchev est séquestré dans sa datcha. L'écrivain montre les manifestations à Moscou, suggérant qu'elles n'étaient peut-être pas si représentatives que cela, et la vie du côté de la Crimée, entre autres côté cuisines au travers du personnage tatar de De Gaulle Renat Khabibouline. Un nom improbable...

... et le lecteur francophone ne peut que s'amuser des choix de l'écrivain en matière d'onomastique. Certains noms paraissent les versions à peine russifiées de mots bien français: on trouvera ainsi l'agent Routine, ou, plus important, un certain Arkadi Goubernator, qu'on devine leader dans son genre puisqu'il est cadre du KGB – même s'il est surnommé "Miniputsch". Il y a même un bonhomme nommé Derick dans l'histoire, mais il n'a pas grand-chose à voir avec l'inspecteur allemand. C'est cependant un phallocrate; faut-il voir le derrick comme un symbole phallique? Qu'on ne se laisse cependant pas piéger par le personnage excentrique de Polonski: là, l'écrivain touche à la grande histoire littéraire, celle de Maïakovski, à travers Vera Polonskaya, sa maîtresse.

C'est chez le grand poète, en effet, et aussi chez ses maîtresses et ses enfants illégitimes peut-être, qu'il faudra trouver les racines de l'intrigue nouée par l'auteur. N'en disons pas davantage! Simplement, l'écrivain imprègne tout son roman d'un monde artistique qui apparaît comme constitutif de l'âme russe: les poètes, mais aussi le "Lac des Cygnes" que tout le monde connaît et qui résonne au fil des pages. Et puis, même les gars du KGB ont une culture littéraire dans "Le Putsch"... Ah, et c'est important: il y a des assassinants dans cette histoire, et on aimerait bien savoir qui a tué. Juste un truc, qui suggère qu'on a affaire à du grand art, à du panache dans l'homicide: l'arme du crime est une hache assenée d'un geste théâtral dans le crâne des victimes.

Reste que pour faire le lien avec un lectorat francophone et occidental, l'écrivain met aussi en scène quelques personnages français, à commencer par la journaliste Laure Grangier. Cela permet de tricoter quelques intrigues bien françaises, amusantes, qui contrebalancent le côté sérieux du fond politique – on pense aux conversations téléphoniques avec le tenace agent Routine. Avec Laure Grangier, l'auteur effleure par ailleurs la question du sexisme dans les agences de presse. Le romancier installe aussi un attaché culturel peu attentif... qui mourra sur des toilettes à la turque, victime d'un plat aux choux typique qui lui a chatouillé les intestins. Ah, et pour les anonymes, il y a ce drôle d'oiseau nommé Patrick Leyrac, qui aime les corbeaux et aussi une certaine Lena, grande blonde vite envolée après avoir pris son plaisir avec lui.

S'il paraît grave à force d'être réaliste dans sa première partie, comme s'il était sidéré par la surprise du coup d'état, "Le Putsch" apparaît bien plus riche, large dans le geste, dès sa deuxième partie, qui coïncide avec la deuxième journée, celle du 20 août: l'anecdote sympa, voire le grotesque comme on l'aime, côtoie l'actualité en marche. Tout finit par se décanter, le lecteur referme le livre sans devoir se poser de questions: il sait qui sont Polonski et Goubernator, il sait que l'art a réponse à tout dans cette URSS qui devient autre chose. Les personnages, quant à eux, sont-ils au courant? Peu importe. Ils vivront leur vie, ou pas, à l'instar de Micha Targov, le pilote plaisantin qui, en fin de roman, se demande combien d'hôtels il pourra se payer, et pour quel chiffre d'affaires, après avoir revendu l'hélicoptère de l'armée qu'il conduit. Capitalisme, te voilà...

Gérard Streiff, Le Putsch, Paris, Editions du Toucan, 2008.

Le site de Gérard Streiff, celui des éditions du Toucan.

2 commentaires:

  1. Une chronique encore une fois bien soignée même si ce n'est pas trop mon genre de thème que j'ai pour habitude de lire.
    Bonne journée !

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    1. Bonne journée à toi! L'ambiance est au thriller ici, avec un soupçon d'humour grâce à des personnages volontiers pittoresques. Merci du compliment sur ma chronique! :-)

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