mercredi 5 juin 2019

Sept cadres chômeurs au festival de l'arnaque

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Vincent Wackenheim – "Ca avait tout de suite commencé bizarre.": voilà, le ton est donné. Ce sera bien oral, truculent, pour dire la destinée pour le moins atypique d'une poignée de cadres dirigeants en rupture de ban qui, devenus chômeurs, se retrouvent dans un séminaire de remise en selle. Confrontation ou coalition? Les deux tendances vont jouer en parallèle dans "La gueule de l'emploi", un roman cocasse signé Vincent Wackenheim.


Le début laisse entrevoir une savoureuse caricature du développement personnel tel qu'il est proposé dans le monde de l'entreprise, avec une monitrice, Carole, qui se paie de mots et ne recule pas devant le mépris à peine masqué et les piques assassines, et sept auditeurs qui ne sont pas là de leur plein gré. D'emblée, l'auteur installe à traits rapides les rapports de force entre la monitrice et les auditeurs, mais aussi entre ces derniers. Et ça sonne juste: l'auteur imagine des cours qui obligent, avec cruauté, les auditeurs à se mettre à poil, sur la base de grands mots tels que "faire le deuil" ou "réseau". Côté style, agrémenté d'un chouïa de jargon corporate, la gouaille désabusée du propos gagne un supplément de goût.

Cette veine suffit-elle à faire un bon roman? Voilà que tout en douceur, l'auteur change de braquet pour passer à la petite truanderie. C'est Aziz, l'apparente erreur de casting, qui va s'avérer le personnage clé de ce détour: "Les gueules de l'emploi", c'est une entreprise d'arnaques en tous genres, constituée dans l'arrière-salle d'un kebab de banlieue. L'insignifiant Aziz, un kebab anonyme (mais sans risque de gastro): l'auteur a le chic pour propulser sur le devant de la scène des éléments qui paraissent anodins à première vue.

On bascule dans l'illégal, et l'auteur s'adonne à un festival: il évoque les mots de la tricherie dans diverses langues, et énumère les synonymes pour bien souligner le passage vers le côté obscur. Outre l'arrière-cour du kebab, lieu caché, un autre objet a priori banal revêt une symbolique essentielle: la machine à laver lavante-séchante tombée du camion devient le symbole du blanchiment de l'argent gagné, cash bien sûr, au gré d'activités frauduleuses, simples à mettre en place pour sept personnes qui savent jouer la comédie et se serrer les coudes. Tout cela finit par un mouvement social sur le périphérique, qui rappelle à la fois les Gilets Jaunes (visionnaire, Vincent Wackenheim?) ou, mais ce roman est plus tardif, l'amusant "Révolution" de Sébastien Gendron.

Au fil du roman, l'auteur réussit à caser à chaque chapitre une citation de Saint Augustin, de façon assez curieuse apparemment, mais compréhensible: cela participe de l'installation du thème du catholicisme, version "Dieu est humour", au coin de certaines pages. On pense à Solange, qui paraît assez sincèrement férue de Jésus-Christ, à la nécessité d'avoir du monde à des funérailles à l'église, ou à Bernard, qui joue les confesseurs à Saint-Sulpice et pratique allègrement la simonie. Il est permis de lire là l'idée que même les petites frappes peuvent avoir de la culture, et que les religions ont leur part d'hypocrisie mielleuse. 

Brocardant divers milieux au fil des arnaques stipendiées, l'auteur ne manque pas d'égratigner aussi celui de l'édition, dressant entre autres le tableau cruel des écrivains qui se rendent dans une fête du livre qui pourrait bien être celle de Brive-la-Gaillarde (ah, le train du cholestérol!), et où les hiérarchies entre ceux qui vendent peu et ceux qui vendent beaucoup est bien marquée – avec une pique à la littérature régionale qui tire un peu trop sur la ficelle de la Résistance plus ou moins sincère, qu'elle soit celle des personnages ou des auteurs.

Justice finira par être rendue, certes! D'ici là, le lecteur aura eu, en lisant "La gueule de l'emploi", l'occasion de suivre en rigolant un crescendo irrésistible dans l'art de la truanderie, pratiqué par d'anciens cadres seniors bien payés. Cela, en posant une question: et si, sachant l'intégrité toute relative de certaines huiles lourdes en entreprise, l'arnaque informelle n'était rien d'autre la poursuite joyeuse de l'arnaque formelle, par d'autres moyens?

Vincent Wackenheim, La gueule de l'emploi, Paris, Le Dilettante, 2011.





2 commentaires:

  1. là tu m'as convaincue de le lire ! belle soirée

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  2. Me voilà prescripteur! ;-)

    Je te souhaite une excellente découverte de ce roman très amusant.

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