Lucas Moreno – Quand on est écrivain, plutôt que d'acheter ses crayons pour noter ses impressions, pourquoi ne pas les cracher soi-même? Cela fait un peu mal à la gorge, ça fait tousser, et c'est tout le propos de la première prose poétique du livre "Le cracheur de crayons" de Lucas Moreno.
Voilà un premier texte qui donne le ton à tout un livre: le lecteur y découvre les règles du jeu. Un peu: voilà donc un recueil de proses poétiques en toute liberté, sous-titré "autopoèmes à température ambiante". C'est tout un programme: il sera question de l'auteur lui-même. On comprend que le jeu thématique est minimal et construit par séquences, qu'il fonctionne sur un ressassent qui fait rythme, sur la base d'une ponctuation étudiée et de l'absence de majuscules.
Reste qu'au fil des pages, il s'avère déroutant d'essayer de trouver une constante dans la manière d'écrire: l'auteur a le chic pour utiliser de façon ciblée les outils qu'offre la langue française pour créer tout un univers sonore et rythmique, sur la base de titres de chapitres parfois hermétiques: plusieurs textes s'intitulent ainsi "phényléthylamide". On n'en voit guère le sens; en revanche, le lecteur se laisse bercer ou surprendre par le rythme et la musique de mots qui s'interpellent.
Une musique des mots qui trouve un paroxysme dans le jeu serré d'allitérations de "sa place"! Reste que la musique ne s'arrête pas aux outils classiques. En effet, l'auteur ose les langues étrangères, flingue sans vergogne la grammaire si elle ne se plie pas à sa musique, laissant le lecteur dérouté, entre autres, face à des articles qui ne vont pas avec le nom qui suit ou à une syntaxe qui devient folle. Peu importe: la scansion prime! Et pour exprimer l'urgence, urgence du propos ou urgence de le dire, l'auteur s'affranchit au besoin des méandres de la phrase classique.
Difficile, dès lors, de trouver un sens aux textes qui se succèdent dans "Le cracheur de crayons", surtout si l'on se contente de faire usage de sa raison. Qu'a-t-on lu? On serait bien en peine de le raconter. Il n'empêche: sans qu'on sache trop comment, par un jeu rythmique peut-être, alors que les semblent paraître en pagaille, l'auteur réussit le terrible miracle d'amener ses lecteurs au cœur des attentats qui ont valu leur vie aux âmes de Charlie Hebdo – c'est "charlie".
Et l'on retrouve le personnage du cracheur de crayons dans "orgueil", cette fois dans une construction dialoguée et, bien évidemment, rythmée. Le poète introduit là un interlocuteur tiers, qui pourrait être le lecteur lui-même. Et entre prose et poésie, l'auteur termine son livre sur des évocations du corps, qui jouent sur les formes de l'organisme ("le corps (3)" a de beaux airs de sein de femme vu de profil) et sur sur ses parties.
Les lecteurs qui cherchent un développement rationnel dans un texte, ceux qui aiment savoir ce que tout ça veut dire, seront donc certes déçus par "Le cracheur de crayons": les textes sont des flashes aux évocations fugaces et glissantes. Ce recueil invite plutôt à jouer sur la musique et la sonorité, sur une base qui ne rejette pas les répétitions à peine différenciées comme de subtils décalages, mais sait aussi se renouveler page après page. Cela, à telle enseigne que le lecteur peut se surprendre à articuler les mots écrits, voire à les prononcer à voix haute pour entendre comment ils claquent. C'est ainsi que brille, musical et surprenant, le genre de la prose poétique.
Lucas Moreno, Le cracheur de crayons, Lausanne, BSN Press, 2019.
Le site de Lucas Moreno, celui des éditions BSN Press.
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