Michel Moatti – 1918. Du côté du nord-est de la France, ils sont deux à vouloir échapper aux horreurs d'une guerre qui n'en finit pas. Ils se font la belle... et le cauchemar commence, diffus ou violent. Tel est le jeu du thriller historique "Les Retournants", nouveau roman de l'écrivain Michel Moatti. Un opus très différent de "Tu n'auras pas peur", dont j'ai parlé il y a quelque temps.
Pour résumer rapidement l'action: Vasseur et Jansen fuient le front, à quelques semaines de la fin de la guerre. Leur cavale les amène au domaine d'Ansennes, où ils vivent sur la base de mensonges: fausses identités, fausses professions. Ils donnent le change... jusqu'à quand? L'auteur donne un surcroît de pep à son roman en mettant en présence deux évadés que rien ne rapproche: Vasseur est présenté comme un psychopathe sans scrupule, avide de sang, alors que Jansen est un instituteur qui a perdu ses illusions, allant jusqu'à refuser le surnom de "hussard noir de la République"; il a pour lui une culture que Vasseur, simple fonctionnaire dans la vie civile, n'a pas. Une relation d'amitié-haine s'installe entre ces deux déserteurs: tel est à la fois le moteur et l'élément constant de tension des "Retournants".
Il est tentant de considérer Jansen comme le gentil et Vasseur comme le méchant du tandem. Un point de vue qui mérite cependant une nuance: Vasseur, si psychopathe qu'il soit, est malgré tout l'élément dynamique, ramenard et dominant, et Jansen, l'enseignant qu'on pourrait croire humaniste, a aussi sa part d'ombre. Enfermés dans un mensonge qui finit par les dépasser, chacun réagit à sa manière, dans une forme de fuite en avant où il faut parfois tuer. Et dans ces conditions, aimer, est-ce possible? Ces questions complexes, l'auteur les aborde de front, et ça sonne juste.
Le lecteur relève que l'écrivain exploite les ressorts de thèmes littéraires du romantisme noir qui donnent aux "Retournants" une patine rétro. Cela passe d'abord par les ambiances nocturnes de certaines scènes clés du roman. Si l'on y regarde de plus près, on découvre aussi le personnage de Mathilde, fille souffreteuse du domaine d'Ansennes: son apparente faiblesse physique suscite l'empathie du lecteur et l'amour d'un des personnages. Reste que c'est aussi une femme à problèmes, vivant en permanence dans le déni et goûtant aux soins (et là, on pense à Franz Anton Mesmer, et donc à Honoré de Balzac) d'un magnétiseur. Une porte ouverte sur le fantastique, que l'auteur franchit hardiment en suggérant la présence de fantômes sur le domaine. De quoi rendre fou... comme dans le Guy de Maupassant du "Horla".
Récit d'une cavale où les répits ne sont jamais totaux, où l'on n'est jamais à l'abri d'une dénonciation, où les bals sont dérisoires, "Les Retournants" puise son inspiration dans l'histoire familiale de l'écrivain. Celui-ci rend vie à une époque en utilisant les mots de ce temps, même et surtout s'ils sont argotiques, tout en donnant à son style le dynamisme qu'on attend aujourd'hui. On pourra être surpris par le titre de l'épilogue, qui évoque les Années folles, alors que celles-ci ne déploient guère leurs fastes dans ce roman. Mais la toute dernière phrase des "Retournants", qui évoque "le vent tiède qui balayait le parc", renvoie immédiatement à la dernière phrase de la trilogie du "Vent du soir" de Jean d'Ormesson: "Le vent du soir se lève". Et chez l'Immortel récemment disparu comme chez Michel Moatti, le vent paraît tout emporter, comme si l'art humble du romancier ne méritait que de finir éparpillé par les courants.
Michel Moatti, Les Retournants, Paris, Hervé Chopin, 2018.
Le site des éditions Hervé Chopin et celui d'Agnès Chalnot, qui a organisé ce partenariat de lecture. Merci à elle!
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