dimanche 15 septembre 2024
Romain Rolland et Helena de Kay: les échos d'une correspondance
Dimanche poétique 657: Jean-Michel Maulpoix
Pardonnez-moi si je ne parviens plus
mercredi 11 septembre 2024
L'amour vache, et pire si entente
Antonio Albanese – Bel exemple de récit tragique, le dernier roman d'Antonio Albanese, "Le complexe d'Eurydice", laisse une impression des plus perturbantes, bien plus profonde que celle que laissent les romans policiers de l'auteur – on pense entre autres à la série vagabonde des "Matteo di Genaro". La clé réside dans la première phrase de ce roman psychologique aux teintes ténébreuses: "Nous existons exclusivement dans le regard des autres".
Un incipit banal? Voire: c'est précisément ce que l'écrivain développe au fil des quelque 150 pages de ce livre, au travers de la description d'une vie de couple condamnée à la descente aux enfers. L'histoire est relatée du point de vue de l'homme, et le mythe d'Orphée n'y apparaît guère: nous avons affaire à un brave garçon actuel dans la trentaine, Occidental ordinaire voire insignifiant, un poil immature ("si fragile et toujours à sa propre écoute", aurait dit le sulfureux Alain Soral), enseignant au primaire par passion, mis à l'abri du besoin par un héritage confortable. Sur un site de rencontre, il rencontre son destin...
... en la personne de Lucrecia, superbe quadragénaire passionnée et fantasque d'origine argentine, à la recherche d'un homme protecteur voire macho, incapable de vivre dans une relation qui ne soit pas violemment conflictuelle parce que son vécu l'a conditionnée ainsi. Chômeuse, cachottière, elle est aussi une championne de la débrouille, aux limites de la légalité. Un mensonge de la part du narrateur l'accroche: celui-ci lui dit qu'il a fait de la prison. Ce sera le péché originel de l'histoire.
En fin psychologue, l'auteur construit dès lors avec un réalisme troublant, jusqu'à l'issue terrible, le fonctionnement de ce couple dysfonctionnel, en marchant sur la corde raide: du mec qui cogne ou de la femme qui manipule, qui est le plus coupable? L'un était-il fait pour l'autre, vraiment? Le lecteur peut croire à une forme d'amour vache dont le moteur est le conflit, la part sombre d'un personnage nourrissant celle de l'autre. Mais ce serait trop facile.
Un homme qui cogne sa compagne, c'est impardonnable mais ça peut s'expliquer. Le récit peut dès lors être vu comme la manière dont un homme peut, face à une femme que par tempérament, il n'est pas en mesure d'affronter d'égal à égale, finir par avoir recours à une violence fatale, parce qu'il s'est laissé transformer peu à peu (et à contribué à cette évolution) en individu violent, sans avoir les outils nécessaires pour mettre à lui-même et à l'autre les garde-fous indispensables. Cela, juste pour complaire au regard et aux attentes présumés de l'autre.
La narration à la première personne renforce aux yeux du lecteur l'impression que foncièrement, le narrateur se regarde vivre, face à une Lucrecia qui lui tend un miroir volontiers dépréciatif et ne manque pas de relever ce travers, jouant sur la corde sensible de la culpabilité occidentale. Car oui: le motif plutôt protestant du rapport à la faute est récurrent dans "Le complexe d'Eurydice": face au miroir tendu, le lecteur voit le narrateur évoluer, se muscler par la natation, et se conformer à l'idéal masculin présumé de Lucrecia. Idéal inaccessible: en définitive, le narrateur, en renonçant à rester fidèle à lui-même et à dire "non" à temps à une personne qui le détruit, oublie que les autres personnalités sont déjà prises.
Antonio Albanese, Le complexe d'Eurydice, Lausanne, BSN Press/Okama, 2024.
Le site d'Antonio Albanese, celui des éditions BSN Press, celui des éditions Okama.
dimanche 8 septembre 2024
Dimanche poétique 656: Sandrine Erdely-Sayo
vendredi 6 septembre 2024
"Dormez en Peilz", un polar en immersion dans le Léman
Emmanuelle Robert – Ah, les eaux sombres du Léman! Suivant le conte "La Vierge des Glaces" de Hans Christian Andersen, la romancière suisse Emmanuelle Robert plonge avec ses lecteurs en eaux troubles, loin des visions de carte postale du lac qui borde Lausanne et le château de Chillon. Cela donne l'ample roman policier "Dormez en Peilz". Pour faire bonne figure et marquer le lecteur, l'auteure choisit de caler son intrigue en 2021, alors que le monde se dépêtre doucement du covid-19. De quoi éveiller des souvenirs!
Précisément, c'est l'univers des plongeurs en apnée que l'écrivaine explore. Les morts s'entassent soudain à la belle saison, et une tentative de record se révèle dangereuse. Est-ce accidentel, tout ça? La police s'interroge, les morts ne sont pas identifiés tout de suite, ça piétine un peu, et ce n'est qu'à la fin du roman, comme de bien entendu, que le lecteur aura toutes les pièces d'un puzzle parfaitement cohérent. Ce qui n'a rien d'évident, tant les personnages sont nombreux et tant leurs destins, leurs aspirations et leurs frustrations s'imbriquent.
L'auteure apporte en effet une importance certaine à ses personnages et à leurs interactions. Ce qui saute avant tout aux yeux du lecteur, c'est le jeu des attirances amoureuses, sexuelles ou sentimentales, passées ou présentes, porteur d'une tension constante à base de pulsions parfois violentes, voire irrésistibles. Il y aura donc des viols, mais aussi des amours passionnées, voire des révélations, pour certains, sur leur orientation sexuelle. Cette dimension outrepasse même la frontière entre la police et les civils mis en cause. Elle va jusqu'à coller à l'actualité: qu'on pense à la scène torride vécue par deux protagonistes sur fond bruyant de match Suisse-France. Ça se passe à la rue du Simplon à Lausanne (pas loin du restaurant du Milan, dont la romancière donne soit dit en passant une image sympathique et, expérience faite, réaliste), et la nuit sera mémorable, à plus d'un titre...
Elle-même plongeuse en eaux douces, l'auteure donne dans "Dormez en Peilz" une description crédible et détaillée de l'art de l'apnée, rendu populaire par le film "Le Grand Bleu" de Luc Besson. Technique juste ce qu'il faut, soucieuse du mot juste, osant le jargon, la romancière a le chic pour immerger son lecteur dans chacune de ses plongées. Elle décrit les ressentis, y compris ceux qu'on vit sous forme d'ivresse des profondeurs lorsqu'on va jusqu'à ses limites et qu'on les teste – ainsi, la tentative de record de Fabienne apparaît avec un réalisme impeccable.
Quelques mots sur l'écriture, enfin: l'auteure assume une prose efficace et familière qui met tout de suite à l'aise. Parfaitement consciente du terroir dont elle parle, elle ne recule pas devant des mots et des tours de langage typiquement romands, sans pour autant verser dans l'artifice folklorique. Cette manière romande de parler se retrouve en particulier dans le dialogues, certains personnages (et pas forcément ceux auxquels on s'attend) ayant la parlure welche, vaudoise ou non, chevillée au corps. Ce qui donne de la couleur à leur verbe.
Plongée immersive et haletante (!) dans le Léman, "Dormez en Peilz" est aussi un voyage dans les zones d'ombre et de lumière de chaque âme humaine, voire animale si l'on pense aux chats et aux chiens qui, compagnons des humains, hantent ce roman policier. L'écriture ne se précipite jamais: pareille à l'eau patiente, à la fois accueillante et insidieuse, elle prend son temps pour décrire tout un microcosme où chacun (et chacune!) cherche à tirer son épingle du jeu.
Emmanuelle Robert, Dormez en Peilz, Genève, Slatkine, 2023.
Le site d'Emmanuelle Robert, celui des éditions Slatkine.
Lu par BadGeekette, CathJack, Cédric Segapelli, Livr'Escapades, Pascal K., Rebecca.