Corinne Jaquet – L'affaire Jaccoud a fait l'effet d'une bombe dans la paisible Genève d'après-guerre. Pensez donc: Pierre Jaccoud, notable local que certains auraient bien vu au Conseil fédéral, aurait assassiné, par balles et à l'arme blanche, un certain Charles Zumbach le 1er mai 1958, et attenté à la vie de sa femme Marie Zumbach, par balles également.
Ajoutez-y une affaire de cœur contrariée avec Linda Baud et vous avez de quoi faire d'un fait divers une histoire capable de polariser les opinions et de faire basculer toute une société. Autant dire qu'avec "L'Enigme Jaccoud", c'est toute une page d'histoire que l'écrivaine Corinne Jaquet revisite de manière passionnante, soixante ans après les événements.
Un faisceau d'indices pour seul dossier
Corinne Jaquet n'est pas convaincue de l'innocence de Pierre Jaccoud, et elle le reconnaît volontiers. Il n'empêche: ce ressenti personnel ne l'empêche pas de retracer de façon factuelle l'enquête liée à ce que l'on a aussi appelé le "crime de Plan-les-Ouates", sur la base d'une abondante documentation (presse, livres), nourrie par l'étude de l'important dossier de justice. Dès lors, le lecteur se retrouve dans la situation de l'homme de la rue de la fin des années 1950, se demandant si Pierre Jaccoud a vraiment tué.
Le nœud de l'affaire Jaccoud est en effet ici: l'homme, avocat, ancien bâtonnier, personnalité politique respectée au sein du Parti radical (conservateur) alors dominant à Genève, a toujours clamé son innocence et empilé les recours. En face, l'accusation n'a guère pour elle qu'un faisceau d'indices concordants. L'auteure excelle à en dire le détail; mais si accablant qu'il soit, le lecteur comprend qu'il est impossible de condamner sur la base d'un tel dossier – mais alors, qui d'autre? Et, évoquant la décision du tribunal (sept ans de prison, un juste milieu incongru), l'auteure rappelle la formule que le journal "Le Monde" a utilisée pour évoquer ce cas: "Condamné au bénéfice du doute". Une expression reprise par l'écrivain Pierre Béguin pour intituler son roman sur le même sujet...
Un masque et une âme torturée
L'auteure s'efforce de restituer aussi l'âme de Pierre Jaccoud, qu'elle explore en l'observant agir. Il y a les éléments brillants bien sûr, cette façade, ce "masque" qu'il arbore en société: de la culture, du panache, du talent en musique. Derrière, elle dessine le portrait d'un homme torturé, artiste contrarié, porté par un sens du devoir prononcé. On le découvre également capable d'attirer sur lui les soupçons par quelques actions insensées, comme celle de se faire teindre en blond à Stockholm parce que la police recherche un noiraud...
On le découvre pas toujours à l'aise en amour, au fil des pages qui décrivent la recherche pas toujours heureuse d'un équilibre entre sorties en ville et nécessité de garder la liaison discrète dans la très calviniste Genève. Cela étant, à suivre la manière dont l'auteure relate la relation qui unit Linda Baud et Pierre Jaccoud, il est permis d'y trouver quelque chose de sapiosexuel, qui va bien au-delà de l'attirance charnelle. Mais une volonté de contrôle toute paternaliste, de la part d'un Pierre Jaccoud aux airs de Pygmalion, va finir par marquer la relation.
Tout un contexte
L'auteure a également le souci de remettre l'affaire dans son contexte, voire à lui donner un rôle dans l'évolution des usages politiques et sociaux du côté de Genève. Y avait-il intérêt politique à faire tomber Jaccoud? La question affleure bien sûr: Pierre Jaccoud fait de l'ombre à plus d'une ambition. Jaloux lui-même en amour, il fait sans doute des jaloux en politique.
De plus, l'affaire Jaccoud a peut-être porté un coup fatal à la mainmise radicale, conservatrice et peu féministe, sur Genève. Côté droit des femmes, cela ouvre selon "L'Enigme Jaccoud" une voie à l'émancipation: droit de vote au niveau cantonal, droit d'avoir un compte en banque à soi quand on est une femme. L'auteure l'indique dans un chapitre consacré à la condition féminine de l'époque à Genève: après l'affaire Jaccoud, l'opinion publique se détourne du conservatisme, poussée sans doute par le tout nouvel électorat féminin (les femmes du canton de Genève ont le droit de vote depuis 1960).
Les Français en observateurs
L'auteure évoque une autre double particularité du procès Jaccoud, qui est sa médiatisation massive et la présence d'acteurs français, tant à la barre (Me René Floriot, avocat vedette parisien, défend Pierre Jaccoud) que dans les rangs des journalistes venus relater l'événement. Elle présente cet élément comme un choc des cultures, plutôt ambivalent: Genève n'aime pas trop les leçons de Paris, ce qui ne jouera pas en faveur d'un Pierre Jaccoud qui a tenté d'en tirer bénéfice. Et côté presse, l'auteure s'exerce avec succès à démonter les approximations d'une presse française présentée comme condescendante et prompte au ton romanesque, plutôt partisane, par goût de la belle histoire d'une victime d'erreur judiciaire, de l'innocence de Pierre Jaccoud.
Enfin, pour ceux qui y auraient pensé: l'auteure n'utilise jamais l'expression "Affaire Poupette" pour désigner l'affaire Jaccoud. Selon elle (nous en avons parlé), ce nom, qu'elle considère inventé par la presse parisienne, n'est pas raccord avec ses acteurs, en particulier parce que Pierre Jaccoud n'a, autant qu'on le sache, jamais surnommé Linda Baud "Poupette" (pas son genre) – et aussi parce que dans "Ma vérité", livre où Linda Baud évoque l'affaire de son point de vue personnel et sincère, n'en fait aucune mention.
Le mystère persiste
L'auteure le dit d'emblée: une telle affaire aurait été pliée en une semaine avec les moyens techniques dont dispose la police scientifique d'aujourd'hui, en particulier les analyses ADN. C'est donc à une plongée dans la police d'antan, avec ses outils et ses limites, que son livre, "L'Enigme Jaccoud", invite le lecteur. Au terme de sa lecture, celui-ci pourra encore se demander pourquoi Jaccoud a tué le père du nouvel amant de Linda Baud et pas l'amant lui-même. Et toujours, il se posera la sempiternelle question: si ce n'est pas Jaccoud, qui est-ce? Serait-ce tel locataire louche?
Aujourd'hui, l'énigme est donc gelée. Mais son mystère persiste, vivace, dans l'imaginaire romand et genevois. Toutes les pièces à conviction, notamment le vélo ensanglanté (mais de quel sang? comment?) de Pierre Jaccoud, restent conservées aux archives de l'État de Genève. Comme si elles attendaient que quelqu'un rétablisse une vérité que Pierre Jaccoud a emportée dans sa tombe et que ni la police, ni la justice de son temps n'a su faire triompher.
Corinne Jaquet, L'Enigme Jaccoud, Genève, Slatkine, 2020.
Le site de Corinne Jaquet, celui des éditions Slatkine.
Lu par André Naef, Philippe Poisson.
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