Cendrine Bertani – En se lançant dans l'écriture d'une saga en six volumes, l'écrivaine Cendrine Bertani s'offre un terrain de jeu à la mesure de ses ambitions, parfaitement en phase avec ses passions. "Les Légions d'Hadès" met en effet en valeur la Grèce antique, époque qui captive cette enseignante de lettres classiques, tout en créant des liens avec la Grèce actuelle. Et en mettant en scène cinq jeunes adultes, étudiants à Athènes dans le cadre d'Erasmus, elle se donne l'occasion d'évoquer sa foi dans la jeunesse d'aujourd'hui.
L'intrigue du premier tome des "Légions d'Hadès", sous-titré "Le réveil", s'avère complexe. Elle mêle en effet les ressorts du roman policier et ceux du voyage dans le temps – non sans lorgner vers la bit-lit. Le lecteur va par ailleurs goûter aux joies de la vie antique, et en particulier de sa mythologie. Entre Antiquité et époque contemporaine, c'est une continuité qui se dessine puisque les légions éponymes ne sont rien d'autre qu'une secte païenne bifide, issue du fond des âges et qui fait parler d'elle dans l'Athènes du début du vingt et unième siècle, marquée par des crises économiques et sociales successives.
Secte? Tout commence lorsque Milos, l'un des cinq jeunes compères que l'auteure met en lumière, apprend que son père archéologue a été assassiné. Sait-il des choses compromettantes? Il sera question d'un manuscrit religieux mystérieux, mais aussi d'un texte inédit de Platon. Et pour ce qui concerne la secte, l'auteure fait la jonction entre le néo-paganisme et l'extrême-droite, dont certaines branches rejettent même le christianisme. Le lien est pertinent: s'il est permis de penser au mysticisme païen du nazisme, force est surtout de se souvenir d'Aube Dorée, parti politique grec fortement marqué à droite, que l'auteure suggère sans jamais le citer nommément.
Pour le côté réaliste, les personnages mis en scène par l'écrivaine lui permettent d'éclairer, sans lourdeur excessive, des questions d'actualité. Il sera ainsi question de racisme au travers de Miguel, le métis de l'équipe, le temps d'une tentative d'entrée dans une boîte de nuit. Mais aussi de rapports entre hommes et femmes et de drague déplacée – l'auteure met en effet en scène deux jeunes étudiantes belles chacune à leur manière, Dorothée la rousse française et Graciella la belle Italienne.
Mais "Les Légions d'Hadès" dévoile aussi une équipe de policiers grecs, ce qui ouvre la voie à la description de mécanismes machistes ou de problèmes sociaux tels que l'alcoolisme au travail. Force est d'ailleurs de relever qu'au fil des 535 pages du livre, l'auteure réussit à faire évoluer le petit monde des enquêteurs athéniens d'aujourd'hui vers une attitude plus détendue, avant tout par le dialogue. L'histoire d'amour entre Georgia, enquêtrice compétente mais peu profilée, et Eugène le légiste taiseux et bigle, est à ce titre exemplaire – à noter, en passant, que la romancière évite le stéréotype du légiste à l'humour macabre, ce qui n'est pas désagréable.
Il est aussi question de voyages dans le temps dans "Les Légions d'Hadès: le réveil". Les étudiants Erasmus vont en effet être plongés dans l'Athènes de Périclès, avec ses ombres et ses lumières. L'auteure s'amuse à créer des scènes cocasses où le choc des époques s'exprime. Un smartphone peut ainsi s'avérer précieux, de même que quelques connaissances en optique ou en médecine venues du futur – qui aurait pu penser qu'un fromage bleu peut soigner une personne souffrante? Réciproquement, l'auteure restitue très bien des personnages antiques qui expliquent par les interventions des dieux tout ce qui leur arrive, en bien ou en mal. Il est permis, par moments, de penser au personnage principal, historique, du roman "Le retour de Phidias" de Julien Burgonde, pour le coup.
Ce monde antique, l'auteure le reconstruit avec la passion qui est la sienne, mais aussi avec une volonté de trouver le juste milieu entre le réalisme froidement technique et l'envie de recréer un monde qui vit encore dans les mémoires. Fort justement, les statues et les bâtiments sont ainsi vivement colorés. Les choix des noms eux-mêmes sont astucieux, à l'instar des compères Phobos et Deimos, acolytes (devrais-je dire satellites?) d'un brigand syrien baptisés du nom des deux lunes de la planète Mars – le brigand lui-même s'appelant Dakrus, un prénom qui évoque les larmes. Plus largement, la société athénienne est dessinée avec ses castes rigides, esclaves, hommes libres ou étrangers. Enfin, la romancière saisit l'antique Athènes dans une période délicate qui fait écho au temps de crise du début du vingt et unième siècle.
Il y a certes quelques concessions lexicales à l'exactitude froidement historique, acceptées à des fins de lisibilité. Ainsi, l'auteure ose indiquer que certains personnages portent des dreadlocks, qu'une d'eux est barmaid, et utiliser quelques noms latins (donc barbares pour les Grecs antiques) pour désigner certaines réalités d'époque: savait-on ce qu'était un jentaculum ou un tablinum au temps de Périclès, et utilisait-on ces mots-là à Athènes? Tout au plus peut-on regretter que l'auteure n'ait pas placé un dessin pour que le lecteur peu familier du grec ancien puisse se faire une idée de ce qu'est un esprit rude ou un esprit doux sur les deux alphas qui symbolisent la secte des Légions d'Hadès.
Mettant en scène de manière originale des contextes peu habituels en littérature de genre, le premier tome des "Légions d'Hadès" se présente comme une généreuse entrée en matière: sur plus de cinq cent pages, la romancière installe tout un univers et conclut sur une quantité non négligeable de questions. Qu'adviendra-t-il des étudiants Erasmus perdus dans l'époque de Périclès? Qui a tué le père de Milos? Qui est le Néo-Légionnaire? Entre les époques, l'enquête ne fait que commencer et le lecteur a de quoi se réjouir.
Cendrine Bertani, Les Légions d'Hadès: le réveil, Pully, Eaux Troubles, 2020.
Le blog de Cendrine Bertani, le site des éditions Eaux Troubles.
Lu par Frédérique, Livresque78, Sonia (interview).
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