Jean-Yves Dubath – "Comme Carthage", c'est l'histoire d'un meurtre annoncé. C'est aussi la chronique des parties fines qu'organise Edgar en son logis de la rue Luszner à Paris. Une fois de plus, Jean-Yves Dubath nous emmène dans son monde, à la fois ciselé, poétique jusqu'au bout, et aussi dense qu'une forêt impénétrable. Il fut exigeant jusque dans les geôles, le voici embarquant son lecteur dans une course d'endurance tortueuse lors de laquelle les corps masculins sont à l'honneur.
Quelques mots sur les lieux principaux de l'intrigue, d'abord: tout commence à la rue Del Sarte, dans le dix-huitième arrondissement de Paris. Une voie qui existe vraiment, au contraire de la rue Luszner: en transférant l'essentiel de l'action de l'une à l'autre, parce qu'Edgar déménage, l'auteur suggère qu'on passe du réel à la fiction. Cela, sans perdre totalement pied: le narrateur aime à s'égarer dans les animaleries du quai de la Mégisserie, à Paris toujours. Cela dit, après ce Paris oscillant entre réel et fiction, où tout peut arriver, la dernière phrase a un goût de retour sur terre particulièrement rude: "Pour ma sécurité, cependant, je pense qu'il est préférable de rentrer en Suisse. En attendant de bien m'établir, l'Hôtel des Trois Couronnes, à Vevey, fera l'affaire."
Domaine de la fiction élu, la rue Luszner est donc le théâtre des parties fines d'Edgar. Qu'on ne s'y méprenne pas: il n'y aura ni complaisance, ni voyeurisme excessif dans la manière d'écrire qu'adopte l'auteur. D'emblée, le narrateur installe un imaginaire des corps masculins, virils, suscité par les images que peuvent faire naître dans la tête du lecteur (ou de la lectrice) la vision de rugbymen du sud de la France (Béziers, entre autres) – pas besoin de descriptions, dès lors, ou si peu! On verra passer aussi des policiers, des pompiers, en une vaste troupe indistincte et musculeuse d'où émergent quelques personnalités souvent indifférenciées – comme peuvent l'être leurs nudités: "A poil les mecs!", tel est le mot d'ordre, suprêmement égalitaire.
L'esthétique des corps masculins se trouve tout autant magnifiée dans le métier du narrateur, spécialiste de la lutte gréco-romaine et de son esthétique. Il est permis de rapprocher cette vision du corps-à-corps d'un précédent roman de l'écrivain, le très beau "Un homme en lutte suisse", avec lequel la résonance est évidente. Il y aura aussi de l'haltérophilie dans ces pages consacrées au sport musculeux, notamment avec une relation captivante, rythmée même, d'un championnat au chapitre 12.
Championnat? "Comme Carthage" apparaît comme le roman de la sélection des corps masculins. L'auteur l'indique expressément, "Edgar" est l'anagramme de "Garde", ce qui suggère que pour les soirées de la rue Luszner, on garde ou on jette celui qui vient (et celle, aussi), en fonction de critères arbitraires. Le souci d'être "gardé" dans ces parties dont il faut être devient dès lors prioritaire – et résonne avec celui du rugbyman qui redoute de n'être pas sélectionné pour tel match clé. Pour mémoire, Yann Moix se fait refouler (p. 154). Mais qu'en sera-t-il d'Edgar lui-même? Le jeteur pourrait-il être jeté à son tour?
Les femmes apparaissent de façon pointilliste dans cette débauche de corps masculins, peu farouches souvent. Si elles sont une touche de couleur appréciée du lecteur qui trace sa route dans le monde de mecs voulu par l'écrivain, elles sont vite oubliées aussi, même si elles sont appréciées sur le moment: quelques prénoms émergent puis replongent dans les profondeurs de l'esprit du lecteur, sans marquer. Trop de monde...
... et finalement, c'est le regard aimable porté par le narrateur sur un couple de callopsittes d'une boutique du quai de la Mégisserie que le lecteur retient. Il sourit à ces contrepoints animaliers récurrents, où le narrateur observe un couple de perruches mal mises en valeur par un vendeur qui a cru bon de placer leur cage à côté de celles d'un autre oiseau, plus bruyant et voyant. Curieusement, la narration suggère que c'est avec ces oiseaux (qu'on a déjà vus dans "Des geôles", précédent et exigeant roman de Jean-Yves Dubath) que le narrateur s'attache le plus, croyant trouver dans le comportement de ces petits oiseaux des signes de connivence.
"Delenda Carthago": le mot de Caton l'Ancien claque dans le titre du dernier roman de Jean-Yves Dubath. Quitte à l'épuiser à force de pages copieuses, l'écrivain roman embarque son lecteur dans un chant ample et sonore du corps masculin, puissant et dérisoire, où l'Antiquité trouve toute sa place pour donner un fond à la fois érudit et pertinent: autour d'un sofa doré qui ne manquera pas de rappeler le "Sopha" de Crébillon Fils, "Comme Carthage" n'est-il pas la description lente et minutieuse d'une orgie romaine qui se voudrait sans fin mais qui devra bien trouver son terme?
Jean-Yves Dubath, Comme Carthage, Lausanne, BSN Press, 2021.
Le site des éditions BSN Press.
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