Jean-Michel Olivier – Que faisiez-vous durant la nuit du 31 décembre 1999 au 1er janvier 2000? Perso, j'ai travailloté dans une fête de Nouvel-An. On ne sait pas ce que l'écrivain suisse Jean-Michel Olivier a fait durant la dite dernière nuit du deuxième millénaire. Mais dans son roman "Nuit blanche", il a imaginé ce qu'ont vécu une dizaine de personnes pendant cette nuit qu'on a dite fatidique. Et c'est en 2001, soit pendant la véritable première année du troisième millénaire, qu'a paru ce roman.
Ces dix personnages, ce sont un peu comme des fantômes, des ombres que l'auteur balade au gré de la nuit, qu'ils soient chez eux ou dehors dans la bonne ville de Genève. Le lecteur ne sait pas grand-chose d'eux, parfois à peine leur prénom et un mobile qui les pousse à avancer. Il arrive qu'ils interagissent, par hasard ou non, voire qu'ils se connaissent. On retrouve le motif des fantômes dans d'autres ouvrages de Jean-Michel Olivier (à commencer, plus tard dans l'œuvre, par "Eloge des fantômes"); mais déjà dans "Nuit blanche", il y a plus fantôme encore que les personnages mis en scène: c'est leur entourage d'anonymes.
Au travers de ces personnages, l'auteur met en scène les thèmes dont on parlait au tournant du siècle. Bien entendu, il sera question du "bug de l'an 2000", qui piège un Fou du Net qui pèche par avidité. Bonne année à lui! Il y a aussi un personnage vieux avant l'âge, mourant d'une maladie que l'auteur ne nomme jamais comme telle mais désigne au travers de tout le vocabulaire qui lui est associé. Il ne sera pas le seul mort: c'est comme si le nouveau millénaire se méritait, et se débarrassait de façon aléatoire de ceux qu'il juge indésirables ou trop faibles.
Thème universel, le sexe trouve sa place dans "Nuit blanche" par le biais des filles des Pâquis, qui font une bonne soirée à prix surfaits mais sont conscientes de l'évolution du métier. L'avenir sera-t-il trans? Avec le personnage d'Ellie, on s'interroge. Cela, d'autant plus à notre époque où toutes les sexualités revendiquent leur portion de visibilité dans un contexte qui se prétend fluide: l'auteur s'est avéré perspicace, visionnaire même.
Côté amour, l'auteur pose aussi la question des attirances virtuelles ou réelles: l'heure est-elle aux rencontres en vrai ou celles-ci sont-elles devenues l'apanage de la Toile? L'alternative est posée au travers du double personnage d'Anne/Anna. Et le désenchantement pointe déjà, alors qu'Internet est alors une technologie neuve pour le grand public...
Comme la nuit est longue, l'écrivain a choisi un dispositif formel parfait pour illustrer cette longueur. Ce roman n'est pas structuré en chapitres, mais en séquences de plus ou moins une page formant une seule phrase, segmentée en paragraphes, avec des parenthèses pour préciser l'ambiance. Il y a des dialogues cependant; intervenant sans crier gare, coupant la phrase, ils apparaissent comme des ruptures dans l'écriture, des cris lancés inopinément dans la nuit.
Chacune de ces séquences est centrée sur l'un de ces dix personnages, et la tonalité est plus ou moins fortement diversifiée – le personnage le plus frappant par les mots étant ce skinhead fou qui parle à la première personne et multiplie les esperluettes. Alors oui: tout au début de ce roman, il n'est pas évident de savoir ce que l'auteur veut montrer, tant il privilégie le plan rapproché. Mais peu à peu, le lecteur découvre un monde foisonnant de fantômes, d'électrons libres qui se rencontrent plus ou moins par hasard, y compris sur une photo prise par hasard par l'un des personnages, Ben, et dont toute la réalité n'apparaîtra qu'au tirage, comme la réalité d'un roman n'apparaît qu'en différé, le lecteur venant après l'auteur pour le rencontrer par son acte de lecture. Notons en passant que la photo est aussi un thème qu'on retrouvera ailleurs dans l'œuvre de Jean-Michel Olivier – on pense à "L'Enfant secret".
Enfin, la musique ne saurait manquer à un soir de fête, et celle-ci prend des formes multiples. Il y a ce "all that jazz", bien sûr, avec Petrucciani et quelques autres, mais aussi les grands compositeurs classiques ayant écrit pour le piano, à commencer par Rachmaninoff. Cela, sans oublier les fantômes (encore eux) de Glenn Gould ou de la Callas. Ce monde est celui de Géraldine et de son fils.
"Nuit blanche" est le roman de morts et de naissances à de nouvelles vies. Le siècle qui s'ouvre sera-t-il meilleur? S'il solde le vingtième siècle en évoquant ses gloires et ses hontes, l'auteur ne préjuge pas de l'avenir. Roman du présent d'une nuit spéciale, construit en un astucieux écheveau aux nuances moirées, "Nuit blanche" fait s'entrechoquer les destins de dix personnages traversés par leurs émotions et leurs aspirations, relatés de manière tantôt discrète et pudique, tantôt pugnace et énergique, et recrée les ambiances d'une fête folle, avec ses excès et même ses overdoses.
Jean-Michel Olivier, Nuit blanche, Lausanne, L'Age d'Homme, 2001.
Le blog de Jean-Michel Olivier, le site des éditions L'Age d'Homme.
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