Jess Walter – Que feriez-vous si vous deviez rembourser plus de trente mille dollars à votre organisme de prêt, sous peine de perdre votre maison déjà lourdement hypothéquée? Pour compliquer le tout, mettons que votre mésaventure se passe aux Etats-Unis, en pleine crise des subprimes, alors que flambe le chômage... Tel est le contexte de "La vie financière des poètes", du romancier américain Jess Walter. Son personnage principal, c'est Matt. Il ne dort pas, ce qui le rend légèrement survolté. Et il se démène pour faire au mieux en fonction de choix assumés jusque dans leurs limites. Quitte à être limite-limite avec la loi.
Tout commence dans un premier chapitre glauque à force d'être réaliste: notre Matt, père de famille, va acheter du lait dans une épicerie ouverte la nuit, et rencontre des jeunes qui lui font redécouvrir la joie de fumer un joint. Matt se raconte un peu, sur le ton de la confession un brin plaintive mais lucide, et cela suffit pour que l'essentiel soit en place. C'est là qu'il hérite de son surnom, "Pantoufles": il recèle toute la symbolique d'une classe moyenne supposément sans histoire, surprise par les revers. Et l'auteur joue la carte du rythme, rappelant en particulier à plus d'une reprise que le litre de lait vaut deux dollars dans ce genre de commerce. C'est dérisoire, on sourit. Mais c'est du malheur de Matt...
... un Matt qui a été journaliste spécialisé dans l'économie, et qui a voulu, dans une hasardeuse tentative, allier la poésie et la finance. L'idée? Monter un site Internet où les informations boursières seraient dites en vers, ou du moins dans une rédaction de qualité. Mais Matt n'est pas un grand entrepreneur! Cela dit, et c'est important, en ce qui concerne la poésie, l'auteur a de la ressource. D'une part, il intercale dans la narration quelques-uns des vers de Matt – même s'ils sont médiocres, il n'en faut pas davantage pour que la musique de "La vie financière des poètes" soit originale. Et comme Matt est sensible à la poésie, il la déniche partout, y compris dans les mots des beaux parleurs qui l'entourent, à commencer par son conseiller en placements. L'auteur le souligne, et le traducteur a toute l'habileté voulue pour rendre ce jeu sur les mots. Et le lecteur retient qu'en somme, tout le monde est un peu poète.
L'intrigue, quant à elle, est un piège des plus soignés. L'auteur dessine des personnages travaillés en profondeur, à l'instar de ce Matt qui se fait des films, donnant de son épouse le portrait d'une femme qui apprécie la sécurité matérielle. Matt est aussi un père attentif à ses deux fils. Et au fil des pages, c'est tout le mode de vie des classes moyennes américaines qui passe à la moulinette: écoles privées ou publiques, choix d'une maison et arnaques y afférentes, crédits, voiture vue comme un marqueur de statut social, fonds de retraite qui fait le yoyo avec la Bourse. Le regard est précis, le ton est pétri d'une ironie grinçante – celle du gars qui n'a plus rien à perdre et fonce dans le tas. Quitte à se planter face à une adversité bien construite au fil des retournements de situation.
Et tant qu'à faire, l'auteur profite de son personnage principal pour dessiner un état des lieux bien vitriolé de certains milieux. Il y a celui des racailles qui trafiquent et consomment de la drogue, bien sûr, mais aussi le monde de la police, avec sa dose d'hypocrisie. Cela, sans oublier le métier de la presse, sur lequel Matt jette un regard pessimiste. Et pour cause: il en est la victime lui aussi.
Le lecteur observe donc Matt qui évolue face à une adversité qui le dépasse et qu'il choisit pourtant d'affronter, pour ainsi dire à mains nues. Peu à peu, cependant, au fil de journées qu'il ne voit pas passer, le lecteur le voit évoluer vers une forme de détachement, comme s'il acceptait un certain changement dans sa vie. La faillite personnelle est inéluctable; après avoir voulu la combattre comme un ennemi personnel, c'est comme si Matt finissait par l'accepter comme une manière de remettre les compteurs à zéro. Une fin un peu morale et lénifiante, peut-être?
Certes, il est donc permis d'être un peu déçu: pas facile d'accepter la défaite avec ce certain sourire. L'intérêt de "La vie financière des poètes" est donc ailleurs, dans le dessin d'un personnage, Matt, qui se bat parfaitement seul face à un système qui, s'il l'a protégé tant que tout allait bien, a fini par s'emballer. Et par montrer, avec un humour qui assume pleinement son statut de "politesse du désespoir", que de la quasi-fortune à la précarité, le chemin est bien plus court qu'on ne le croit. Qui a dit Capitole? Qui a dit Roche Tarpéienne? You're right.
Jess Walter, La vie financière des poètes, Paris, 10/18, 2011. Traduction de l'anglais (Etats-Unis) par Jean Esch.
Le site de Jess Walter.
Lu par Blablablamia, Initiales, Neph.
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