Jean-Michel Olivier – Connaître un écrivain, c'est connaître les humains qu'il a hantés et qui le hantent encore au moment où ils sont devenus des fantômes, des âmes tutélaires de maîtres dont le message subsiste et guide la personne même après leur décès. Jean-Michel Olivier les salue dans "Eloge des fantômes", son dernier opus, qui revisite les figures célèbres ou presque anonymes, défuntes toujours, qui ont marqué l'écrivain – selon une métaphore déjà apparue dans un autre titre de roman de Jean-Michel Olivier, "L'Amour fantôme".
Il est dès lors remarquable que l'auteur ait ouvert puis conclu ce recueil de portraits par des scènes de funérailles. Scènes contrastées: autant la dispersion des centres de Marc Jurt le graveur, qui ouvre la galerie, apparaît extravertie et ritualisée, autant la mort de Juste Olivier est suivie d'un processus intimiste: "Juste une urne en cuivre posée sur le manteau de la cheminée." Ce Juste Olivier qui n'est autre que le père de l'écrivain... et dont ce dernier dresse un portrait précis, recréant un lien rocailleux l'écriture, sans escamoter la difficulté de dialoguer lorsque la vie plonge chacun dans des destins trop différents. Cruelle scène, douche froide, par exemple, que celle de la coquille remarquée par ce Juste Olivier plus orienté journaux que livres!
Soucieux de structure, l'écrivain fait de son portrait de Marc Jurt une scène d'exposition, une scène originelle aussi. Côtoyer le graveur, c'est avoir accès à des gens, à des mondes, à des arts. Il est intéressant de relever ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe: alors que l'auteur relève régulièrement ses problèmes de rétine qui lui gâchent la vue, captivé par les arts visuels, il se retrouve à évoquer des artistes-peintres dans "Eloge des fantômes", et le premier des portraits porte précisément sur un génie suisse de la plaque de cuivre.
"Eloge des fantômes", ce sont aussi des choses vues, des géants que l'auteur a côtoyés comme des êtres humains et qu'il restitue comme tels, se souvenant parfois qu'il n'a pas toujours su en reconnaître la valeur réelle. On sourit par exemple à l'évocation du chahut d'inspiration gauchiste et subversive auquel l'écrivain a participé pour mettre Michel Butor à l'épreuve, et aussi au regard porté sur un Jacques Derrida vêtu de blanc, amateur de cigares et de bars qu'il fréquentait avec ses étudiants.
Michel Butor fait d'ailleurs figure de pont, lui qui s'est beaucoup adonné au beau livre alliant arts et poésie. Jean-Michel Olivier est dans cette mouvance, évoquant ses propres expériences dans ce domaine. La galerie de portraits fait ainsi place à René Feurer, chantre de la couleur sous ogives alors que Marc Jurt est adepte de la pointe sèche à la précision vertigineuse, et offre à Jean-Michel Olivier l'occasion d'évoquer les textes qu'il a écrits pour des livres alliant poésie et peinture – deux arts considérés comme intimement liés et complémentaires.
On le comprend: parler des autres, parler des maîtres, c'est, pour Jean-Michel Olivier, parler de lui aussi, de sa vie, dans un souci de reconnaissance. Les éditeurs traversent aussi les pages de ce livre, et le lecteur touche dès lors, non sans émotion partagée, à ce qu'il connaît le mieux de l'écrivain Jean-Michel Olivier: les heures qui ont suivi le moment où il a obtenu le prix Interallié pour "L'Amour nègre", la relation avec Vladimir Dimitrijevic des éditions L'Age d'Homme (plus largement évoquée dans "L'Ami barbare"), les liens empreints de respect avec quelques Parisiens tels Bernard de Fallois. Paris, en effet, avec son Saint-Germain-des-Prés et ses bistrots auxquels on accède en train quand on vit vers Genève, est l'un des fantômes innommés de l'"Eloge des fantômes": ceux-ci sont humains, et qui plus est, masculins, à l'exception de Simone Gallimard, qui doit une partie de tennis à l'écrivain. A moins que ce ne soit le contraire.
Terminer avec le père, enfin, c'est conférer l'honneur du point d'orgue à celui qui, discret sans doute, sans forcément tout comprendre, a suivi son fils et l'a fait ce qu'il est. Juste Olivier? Petit-fils d'un poète, il ne l'est plus guère lui-même. Mais avec Juste Olivier, il y a le football (qui revient au cœur de l'excellent roman "La Vie mécène"), et une connivence qui s'effiloche, ce que l'auteur observe avec minutie. On peut aussi relever que ce dernier père conclut une série de portraits de ces nombreux pères (et d'une mère, en l'occurrence) qui font la trajectoire d'un écrivain qui compte et se raconte, entre hommage et regret de n'avoir pas toujours assez profité (Louis Aragon, évocation aussi brève que la fugace rencontre). Cette galerie, c'est treize portraits: chiffre symbolique du destin s'il en est, qui aura porté chance à Jean-Michel Olivier.
Jean-Michel Olivier, Eloge des fantômes, Lausanne, L'Age d'Homme, 2019.
Le blog de Jean-Michel Olivier, le site des éditions L'Age d'Homme.
Lu par Arthur Billerey, Francis Richard, Philippe Chauché.
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