jeudi 3 janvier 2019

"Tohu-Bohu", une fête inouïe aux mots rares et précieux de la langue française

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Richard Jorif – Amis des mots rares et précieux balancés avec générosité, c'est pour vous! Délibérément branché sur François Rabelais, "Tohu-Bohu", roman de Richard Jorif (1930-2010), relate les avanies du navire Argo sur les mers du monde. Le Prince Pelée, richissime mécène, aimerait balancer toute sa riche bibliothèque à la mer. Frédéric Mops, embarqué, n'y croit guère et cherche sa place au sein d'un groupe de marins lettrés qui parfois le dépassent. Quant au fils de Frédéric, Julien, on le voit vivre ses premières amours, nolens volens.

Qu'on se souvienne! Avant "Tohu-Bohu", Frédéric Mops est le personnage principal de deux romans de Richard Jorif: "Le Navire Argo" et "Le Burelain". Sa particularité: isolé, il a appris le français en étudiant un Littré du dix-neuvième siècle, ce qui lui donne une façon bien particulière de parler et de voir le monde. Ce personnage ouvre la porte à un constant festival des mots; et l'écrivain ne ménage pas sa peine. L'auteur s'amuse, on le sent, c'est certain; mais il indique aussi les limites imposées par près de deux siècles de décalage langagier. Dans "Tohu-Bohu", l'entourage de marins de Frédéric Mops le croit plus intello qu'il ne l'est, notamment en ce qui concerne les références littéraires. Du coup, Frédéric, maussade par moments, en constant décalage, se retrouve renvoyé à son statut de dictionnaire ambulant et se sent illégitime: entre un homme du dictionnaire et des gars d'expérience, c'est une crise d'identité profonde que l'écrivain décrit avec le personnage de Frédéric Mops.

"Tohu-Bohu" relate un voyage à travers les mers, qui n'est pas sans rappeler le "Quart Livre" puis le "Quint Livre" de Rabelais, remis au goût du vingtième siècle. On s'arrête ainsi sur plusieurs îles qui n'ont rien d'imaginaire, telles Gorée ou les Antilles, voire la Martinique, d'où vient la mère de l'auteur elle-même. A chaque passage, naissent les réflexions et les rencontres: il sera question d'esclavage à Gorée bien sûr, dans ce qui apparaît comme un souci d'apaisement, mais aussi d'une mère martiniquaise qui se refuse à singer totalement le créole local. Ce qui fait écho à la règle d'or du navire Argo: on n'y parle que français, quitte à ce qu'il soit le plus riche et le plus inventif possible. Quitte à ce que les anglicismes soient francisés: biftèque, bangalo: voilà quelques idées...

Que du français? Ah que oui! À la façon d'un Rabelais justement, l'auteur invente en un constant festival plus d'un vocable joyeux. La truculence des choses du sexe, indissociable des contacts avec les filles des ports, trouve là l'une de ses sources les plus vigoureuses: il n'est pas forcément nécessaire de comprendre le sens exact des choses, le sens général suffit, nourri de doubles sens et d'astuces verbales. Et l'interrogation constante sur ce que l'on dit, ainsi que l'intelligence des étymologies, donnent au propos une épaisseur insoupçonnée que l'auteur dévoile mine de rien.

Parallèlement au voyage, tel un Pantagruel moderne, Julien reste à terre avec les personnages familiers de Mamitate, la tante, et de l'amie Marie-Véronique. On le sent attiré par la volonté d'une culture plus large que celle du dictionnaire; mais dans "Tohu-Bohu", on le voit aussi vivre ses premières aventures d'adolescent face à la gent féminine. L'auteur décrit avec finesse ce que cela peut avoir de peu évident pour un jeune homme: face à des femmes attirées et intéressées, Julien, chaste fol malgré lui, n'est pas forcément consentant et, à plus d'une reprise, il se sent joué par plus forte que lui. Ce qui le chiffonne... jusqu'à "LA" rencontre.

Reste que si Frédéric fait un tour du monde, Julien s'offre un tour de France, et pas des moins savoureux – il suffit de se souvenir du passage du jeune homme à Saint-Porcel, où a régulièrement lieu une fête du cochon qui sert de prétexte à ripailles et libations et suscite plus d'une anecdote d'essence païenne. 

Des anecdotes, nous y voilà: tout au long du voyage, ils sont nombreux, les personnages qui s'emparent du moindre prétexte pour raconter leur propre histoire, à caractère légendaire ou sérieux. Ainsi naît toute la profondeur de "Tohu-Bohu", jouissif récit porteur d'histoires. Et au-travers des mots les plus improbables et les plus (ou moins) inventés, l'écrivain Richard Jorif fait, sur un peu plus de 300 pages, une fête inouïe à la langue française. "Tohu-Bohu" a paru en l'an 2000 aux éditions Julliard, et c'est le dernier tome d'une trilogie. Cela dit, il serait grand temps qu'on remette ça et qu'on fasse de nouveau une telle fête au français. C'est savoureux tout ça, et on a faim et soif, ventredieu!

Richard Jorif, Tohu-Bohu, Paris, Julliard, 2000.

Le site des éditions Julliard.

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