Philippe Claudel – Des nouvelles qui sont tout un petit monde: c'est ce que le lecteur trouve dans "Les petites mécaniques", épatant recueil de nouvelles de Philippe Claudel. Les petites mécaniques évoquées par le titre, ce sont celles de la vie humaine, balançant entre vie et mort, entre raison et passion, depuis toujours.
Le flou des temps
Depuis toujours? L'auteur balade volontiers son lecteur en des temps immémoriaux, dont on devine qu'ils sont anciens à partir d'ambiances, d'indices, d'objets nommés ou non – sans oublier la mention de traditions religieuses catholiques, autrefois importantes, aujourd'hui en partie tombées en désuétude, en tout cas dans le grand public.
Cette temporalité n'est cependant jamais nette, ce qui donne à chaque texte un caractère de conte ou de rêve (comme ceux de Beata Désidério dans "Les Confidents") aux contours flous. Les contours des lieux sont flous aussi, même si l'auteur aime évoquer l'Alsace et la Lorraine, dont il est natif. Une sympathique manière de se signaler!
Le rêve et la mort
Rêve, ai-je dit? Celui-ci se confond avec la réalité, contribuant à l'impression de flou artistique virtuose élaboré au fil du livre – c'est dans la nouvelle "Georges Piroux", plus précisément en son début, que c'est le plus net: "Georges Piroux mourut dans son lit un matin d'août, au moment même où il rêvait qu'il mourait". On croit entendre Homère, là: "Le sommeil est le frère jumeau de la mort"...
En effet, la mort est le sujet le plus présent de ce petit recueil. Mort sociale acceptée avec un enthousiasme paradoxal dans les deux nouvelles intitulées "Panoptique", mais aussi mort physique, vécue ou subie de différentes manières. L'être humain est une "petite mécanique", fragile: dès lors, la moindre atteinte peut l'abattre.
Les mots et la poésie
La première nouvelle, "Les mots des morts", indique un thème différent mais lié, qui va revenir plusieurs fois dans le recueil, celui de la parole – et en particulier de la poésie. Dans "Les mots des morts", il est en effet permis de penser, mais ce n'est pas certain, que c'est la parole qui a tué les personnages mis en scène. Dans d'autres nouvelles, l'auteur se fait plus précis et aborde le thème de la poésie.
Et de façon imagée, il fait passer quelques messages sur la promesse de pérennité de la poésie ("Arcalie", sur un peuple qui crucifiait les poètes – on pense à Platon, qui chassait les poètes de sa "République"), ou sur la fascination qu'elle exerce, allant jusqu'à un étrange mimétisme ("L'autre", autour d'Arthur Rimbaud). Un mot même peut être un objet d'obsédant intérêt, comme on le voit dans "Paliure". Tels peuvent être aussi les affres de l'écrivain qui, obsédé lui aussi par tel ou tel vocable, partage un peu de son vécu au travers d'un personnage tiers.
La poésie contre la mort
C'est que la poésie est elle-même un défi lancé à la mort, une tentative de vivre, de se survivre. Et c'est une autre "petite mécanique": celle des mots et du rythme. Des mots et des rythmes qui, justement, reproduisent la vie sur le papier. Et l'auteur montre l'exemple au travers de ses nouvelles, écrites de façon précise, aux flous calculés, sans qu'il n'y ait jamais rien de trop. Les moments de lyrisme eux-mêmes s'avèrent indispensables à la création d'ambiances où il n'y a pas un mot de trop, même dans les nouvelles les plus longues et les plus développées.
Et si la ligne doit être claire, voire implacable, elle le sera aussi, comme dans "Tania Vläsi", rappel glaçant, déshumanisant de certains régimes politiques que le vingtième siècle a connus à l'est du rideau de fer – cela, au travers de ce que l'humain a de plus intime: la reproduction. Etre reine, en effet, qu'est-ce donc? Sans doute le résultat d'une mécanique plus si petite que ça, puisqu'elle vous dépasse.
Philippe Claudel, Les petites mécaniques, Paris, Folio, 2007.
Lu par Ecriturbulente, Elsa Trottet, Hervé Gautier, Lectures vagabondes, Marie-Aude, Oswald, Passion des livres, Sandrine, Sybilline, Youpidou, Zohar.
L'écrivain Philippe Claudel donnera une causerie le lundi 21 janvier 2019 à 18h30 à la Salle Rossier de la Bibliothèque de la ville de Fribourg (Suisse). Une séance de dédicaces suivra. Organisation par l'Alliance française de Fribourg.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Allez-y, lâchez-vous!