vendredi 11 janvier 2019

Canular entre érudits dans le Cône Sud

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Mario Delgado-Aparaín et Luis Sepúlveda – Ah, les savants entre eux! À quatre mains, les écrivains Mario Delgado-Aparaín et Luis Sepúlveda ont écrit un roman épistolaire entre deux d'entre eux, fictifs: Orson C. Castellanos en Uruguay et Segismundo Ramiro von Klatsch en Patagonie. Son titre? "Les Pires Contes des frères Grim". C'est un ouvrage amusant qui a tout d'un canular; il évoque de façon faussement sérieuse la destinée de deux chanteurs populaires sud-américains exécrables – pour ainsi dire les "Leningrad Cowboys" du Cône Sud.


Pour donner un vernis réaliste et scientifique à leur roman, les auteurs utilisent l'argument d'autorité: si des personnalités aussi importantes que des érudits, se donnant du "Professeur" entre eux, s'intéressent aux frères Abel et Caïn Grim, c'est que ces payadores ont bien dû exister, voire avoir une quelconque importance. Pour faire plus savant encore, les auteurs confèrent à leur livre une préface et une postface signée José Sarajevo, et même un lexique. Bigre, se dit-on: c'est du sérieux! Il y a même des notes de bas de page, qui citent des articles...

Ce sérieux ne tient cependant pas longtemps, et le lecteur est embarqué sans tarder dans un récit improbable qui se construit par lettres successives. Il est entre autres frappé par l'attention portée aux noms des personnages, qui décalquent en les hispanisant les noms d'acteurs de cinéma américains célèbres et créent un fin réseau d'allusions. Astucieux, les deux auteurs glissent même les silhouettes de quelques écrivains anciens ou contemporains sud-américains, tels que les Chiliens Vicente Huidobro ou Hernán Rivera Letelier. Ce sont autant de clins d'œil amicaux. Delgado et Sepúlveda arrivent même à s'auto-citer.

Plus étonnantes encore sont les péripéties du duo de chanteurs, un tandem pas très bien assorti constitué d'un grand et d'un petit, constamment en conflit l'un avec l'autre, pour une femme, un instrument de musique ou un cachet volé. De lettre en lettre, le lecteur les suit d'un village à l'autre, et les voit exécuter des prestations qui désolent le public – pour autant qu'ils arrivent au bout des interprétations de leurs créations musicales. Leurs textes sont du reste volontiers cités, et prêtent effectivement à sourire.

La structure des lettres est toujours semblable: elle commence par évoquer la destinée des facteurs qui les acheminent, en d'amusants développements qui constituent eux aussi, au fil des lettres, une histoire complète où les personnages des facteurs prennent une vie autonome. L'un d'entre eux, par exemple, est affublé d'une jambe de bois sculptée dotée d'une palme pour mieux nager dans les eaux inhospitalières de l'océan. Il lui en poussera une deuxième... Au fil des pages, il est permis de se poser des questions sur l'importance des courriers échangés par les chercheurs, compte tenu des efforts surhumains consentis par les services postaux: est-ce que deux musiciens sans succès, exécrables et oubliés, en valent la peine?

Enfin, ce qui séduit dans toutes ces lettres, c'est le style baroque caricatural qui les caractérise. La flagornerie s'avère excessive entre les deux personnages, qui redoublent d'adjectifs hyperboliques pour s'adresser l'un à l'autre et font assaut d'érudition tout en citant des articles et ouvrages (vraiment très) confidentiels (tirés parfois à deux exemplaires, et souvent rédigés par eux-mêmes). Le lecteur est épaté aussi par la profusion de détails anecdotiques sur la vie des deux chanteurs. Et toute cette exubérance ne contribue pas peu au caractère cocasse des "Pires Contes des frères Grim", un roman bien ancré dans le Cône Sud du continent sud-américain et son faisceau de références géographiques et culturelles, à commencer par l'art poétique et musical local de la payada.

Mario Delgado-Aparaín et Luis Sepúlveda, Les Pires Contes des frères Grim, Paris, Métailié, 2005. Traduction de l'espagnol (Chili et Uruguay) par Bertille Hausberg et René Solis.

Le site des éditions Métailié.

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