lundi 19 février 2018

Carlota Fainberg, la mystérieuse femme blonde de l'hôtel

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Antonio Muñoz Molina – Ce n'est pas un livre tout récent: publié en 1999, "Carlota Fainberg" a paru en traduction française en 2001. Il s'agit d'un court roman, soigneusement troussé, écrit par le romancier espagnol Antonio Muñoz Molina. La traduction est soignée aussi, offrant au lecteur francophone un moment de lecture dense et idéal, au travers d'une intrigue qui emprunte au fantastique et à l'ironie. Reste à savoir de quoi l'on parle...


Des inconnus qui se parlent dans un lieu où ils sont coincés, alors que tout les séparerait en d'autres circonstances: voilà un début de roman classique. Marcelo, employé stratégique d'une chaîne hôtelière, ouvre donc la conversation avec Claudio, professeur d'université spécialiste de Jorge Luis Borges, à l'aéroport américain de Pittsburgh pris dans une tempête de neige. Marcelo et Claudio, c'est la collision entre deux univers: Claudio l'introverti, déjà intoxiqué par les usages sophistiqués des Etats-Unis où il enseigne, et Marcelo, la grande gueule au machisme décomplexé. Leur seul point commun: ils sont tous deux Espagnols.

L'auteur a le génie de donner à chacun de ces deux personnages une voix bien caractéristique, que ce soit dans leurs répliques ou dans la narration proprement dite. La tchatche de Marcelo s'impose, extravertie, agaçante aussi, mais également fascinante par son habileté à raconter: Claudio, le professeur, ne peut s'empêcher d'être happé, tout en analysant le discours de son interlocuteur sous toutes ses formes, dans une réflexion qui caricature les études littéraires modernes. Ayant pris les (mauvais) plis de la vie aux Etats-Unis, il ne peut s'empêcher de penser par anglicismes, qui peuvent énerver aussi, mais sont parfaitement pertinents en somme, cache-misère qu'ils sont de l'Européen désireux de singer l'Américain à des fins d'intégration. Et par moments, enfin, l'auteur prend du recul et opte, dès lors, pour une voix neutre, peu caractérisée.

Et Carlota Fainberg, alors? Voilà l'essentiel du propos de Marcelo, qui n'a qu'une envie, qui occupe toute la première moitié du premier roman: raconter 48 heures d'érotisme intense et torride partagées il y a plusieurs années avec cette femme, montrée comme la plus belle qui soit. Une beauté trop grande pour être réelle? Une apparition? Il est permis de le croire, et l'auteur joue dans une certaine mesure sur cette ambiguïté. Cela, d'autant plus que l'union entre Carlota et Marcelo a lieu dans un hôtel décrépit, malade, qu'on pourrait presque croire hanté: le Town Hall de Buenos Aires. Et pour donner de la profondeur à Marcelo, l'auteur dessine aussi ce que ce dernier ressent à tromper sa femme, énonçant ses piètres justifications. L'épouse constate certaines choses, et l'ambiguïté est levée. Vraiment?

Voyons: Claudio, le professeur d'université, va aussi loger au Town Hall de Buenos Aires. Et il va, bien sûr, rencontrer Carlota Fainberg à son tour. Là, la rencontre est plus évanescente, plus incertaine: on lui dit qu'elle est morte, et que l'hôtel va aussi fermer, victime de la crise, alors que celle-ci s'est résorbée. Peut-on penser en revanche qu'un fantôme peut influencer une carrière universitaire? A la manière d'un David Lodge, l'auteur boucle le roman en caricaturant avec férocité les travers d'un milieu universitaire porté sur un politiquement correct mâtiné d'aléatoire et qui fait peur.

Court, dense et habile, "Carlota Fainberg" est le roman de la collision entre deux univers: celui, sophistiqué, d'une université engoncée dans les nouveaux préjugés issus du politiquement correct, incarné par un Claudio prisonnier d'un système moisi contre lequel il n'ose pas se révolter, et celui, tout à fait nature, d'un commercial qui se contente de faire son métier sans se poser de questions excessives. On peut trouver le personnage de Marcelo énervant, certes; mais force est de constater que d'une certaine manière, en lui donnant le rôle du bonhomme naturel et empreint de gros bon sens, capable de raconter des histoires comme tout écrivain qui se respecte, l'auteur fait de lui, nolens volens, la figure masculine la plus sympathique de ce roman.

Antonio Muñoz Molina, Carlota Fainberg, Paris, Seuil/Points, 2002. Traduction par Philippe Bataillon.


4 commentaires:

  1. Certes certes! Je l'avais noté à la suite d'une critique parue à sa sortie, l'ai acheté peu de temps après... et l'ai récupéré dans ma pile à lire, plus de quinze ans après. Avec bonheur...!

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  2. ça fait longtemps que cet auteur me tente. Tu ravives mon envie de le lire!

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    1. Ah oui, essaie! Pour ma part, cela fait très longtemps qu'il était sur ma pile à lire, et je regrette en somme de ne pas m'y être plongé plus tôt. C'est du bon! Je suis curieux de connaître ton avis.

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