Qu'on s'en souvienne: lire "Gazda Mladen" (1927), c'est se plonger dans un classique de la littérature serbe du XXe siècle, en acceptant les lacunes inhérentes à un roman inachevé, livré sous forme de fragments. Borisav Stankovic (1876-1927), son auteur, a cependant légué assez d'éléments pour que le lecteur d'aujourd'hui entrevoie ce qui aurait pu être un vaste roman d'une richesse indéniable, relatant le destin d'un homme, le fameux Mladen éponyme. Les éditions L'Age d'Homme ont eu le bon sens de publier ce texte important, dans sa forme fragmentaire, et dans le respect de ce qui peut être la chronologie. Et Dejan M. Babic, traducteur soigneux, mérite la reconnaissance du lecteur.
Il y a déjà de quoi s'interroger face au caractère antithétique du titre de ce roman. Dans "Gazda Mladen", Gazda, c'est le mot serbe qui désigne le patron, le maître, élément d'autorité incontesté qui naît de l'ascendance ou de la fortune. Or, Mladen, certes un commerçant prospère, n'incarne guère le patron empreint de valeurs masculines tel qu'on peut l'imaginer. Certes chargé par les circonstances de mener la boutique dont il est responsable à Vranje (Serbie), il s'avère prisonnier du passé, plus précisément d'un lourd secret de famille, et des convenances: mine de rien, chacun s'observe. On peut aller plus loin: dans une société aux allures patriarcales, telle que dessinée dans "Gazda Mladen", le personnage de Mladen semble prisonnier des convenances et de son entourage, en particulier de Baba Stana, la grand-mère, montrée avec insistance comme un patriarche au féminin.
Baba Stana... voilà un personnage! Elle hante lourdement un premier chapitre qui met en évidence les rapports de force, dans un art poétique qui met en place un monde et quelques personnages: ceux qui trouveront place dans le roman.
Cela, dans un esprit qui, surtout au début, est empreint de lenteur. L'écrivain utilise l'imparfait, affectionne les descriptions, ce qui permet de donner l'impression d'un monde immuable pétri d'habitudes. Ce n'est qu'une fois que ce monde est décrit, comme un microcosme clos avec ses usages, qu'enfin, il est question de ce qui se passe, et qu'on entre dans une dynamique de temporalité - dès lors, l'auteur passe au passé simple. Il est cependant toujours question de thèmes de toujours: la mort, le fonctionnement du commerce, le mariage. Mladen, Jovanka et les autres, qu'en sera-t-il?
Et globalement, qu'en est-il de la société que l'écrivain dépeint? Il est permis de la dire patriarcale. Mais on peut relever que "Gazda Mladen" s'inscrit en faux avec un tel qualificatif: en définitive, c'est bien Baba Stana, la grand-mère, qui tient la boutique, rien que par la force de son caractère et sa connaissance d'une certaine façon de vivre. Une façon de vivre aux apparences sereines, mais dont l'auteur souligne les silences et les faux semblants: les gens ont toute leur place dans ce roman. Elément important, sous forme de secret de famille: une faute dans la vie d'un homme donne le pouvoir à la grand-mère de ce roman, et constitue un coup de poignard dans l'image de l'homme tout-puissant. C'est sans doute là que tout se passe... même si Mladen, sans éclat, héritier d'une fêlure trop lourde qui l'oblige à jouer les bons élèves, mène malgré tout sa barque.
Il convient enfin de replacer l'écrivain Borisav Stankovic dans son contexte littéraire, c'est-à-dire un monde serbe d'écriture moderne. Son approche, qu'on dit "Moderne" en serbe, passe par le refus de tout détour, la poésie naissant par d'autres biais tels que le ressassement: l'auteur ne se laisse pas distraire par ce qui n'est pas l'action ou la description, aux sens les plus stricts. Cela n'empêche pas, bien au contraire, une manière d'écrire très serrée et riche.
Il convient de considérer ce roman pour ce qu'il est: un roman inachevé, publié par éléments. Si le décor est planté avec exactitude et profondeur, les péripéties font donc figure de narrations lacunaires. Il n'en faut pas plus pour montrer que "Gazda Mladen" donne à voir ce qui pourrait être un chef-d'oeuvre: les fragments suggèrent une gradation, marquée par les événements historiques - relevant à la fois de l'histoire familiale (la mère de Baba Stana) ou d'une histoire universelle (guerre entre les Serbes et les Turcs, mal définie). Et petit à petit, puisque c'est l'histoire d'une vie, tout s'en va! Pour le lecteur, reste l'impression d'un roman qui observe les gens et excelle à observer les silences lourds de sens et les faux-semblants.
Borisav Stankovic, Gazda Mladen, Lausanne, L'Age d'Homme, 2000. Traduction de Dejan M. Babic.
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