lundi 12 juin 2017

Philippe Lafitte, des eaux troubles en piscine

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Le site de l'éditeur - merci pour l'envoi.

Danse ou plongeon? Dessinée d'une façon brute de décoffrage, l'image qui orne la couverture d'"Eaux troubles" entretient le doute. Doute pertinent: ces deux arts du corps partagent une évidente recherche de la grâce. Et c'est bien dans un bassin de natation que l'écrivain français Philippe Lafitte place l'intrigue de ce micro-roman, de cette novella paru il y a quelques semaines chez BSN Press. Une novella qui aurait mérité une citation au Prix de Chlore, et qui place en son centre une plongeuse boiteuse... 

Boiteuse? Pertinemment, l'auteur attire dès l'incipit l'attention du lecteur sur la démarche claudicante de Mélanie, qui est au coeur du récit: "Elle marchait dans la nuit noire...". L'enjeu est donc majeur, existentiel même pour la figure de Mélanie, le lecteur le comprend après coup: il ne sera question que de jambes et de démarche.

"Eaux troubles" a tous les airs d'une nouvelle: le nombre de personnages est restreint, et tout se passe dans une piscine, ou presque. L'auteur installe rapidement des liens et tensions entre ses personnages: la possibilité d'une idylle entre Mélanie et Claude, qui l'a engagée comme collaboratrice à mi-temps dans la piscine dont il a la charge, et la violence des rapports avec Horst, ancien de la Légion étrangère, qui travaille aussi à la piscine. Violence contre élégance: comment Mélanie va-t-elle vivre ces propositions, ces possibles? Doit-elle répondre à la violence par une violence encore plus vigoureuse, quitte à ce que le sang vienne troubler l'eau chlorée de la piscine?

Triangle de tensions, oui: et c'est naturellement Mélanie qui y joue un rôle clé. L'auteur explore ce personnage en lui donnant un passé plus fouillé qu'aux autres, plus intéressant donc. Il y a cette attirance jamais démentie pour l'élément liquide, contrarié mais révélateur d'une pugnacité certaine. Il y a les violences conjugales d'un mari déçu et alcoolique, un enfant devenu adolescent et qui a pris ses distances avec sa mère. Mais si le mariage de Mélanie est un échec, il convient de relever que sa claudication est le fait d'un accident dont elle est seule responsable: l'auteur a la sagesse de ne pas charger inutilement l'ex-mari.

Depuis "Etranger au paradis" au moins, on sait que l'écrivain Philippe Lafitte est doué d'une plume solide, pertinente et aiguë dès la première phrase. Oscillant entre passé et présent, "Eaux troubles" dessine un portrait de femme presque quadragénaire, mère d'un ado, déjà éprouvée par la vie. Et interroge: a-t-on encore le droit de l'enquiquiner? En éjectant le personnage de Horst, l'auteur donne une partie de la réponse. L'autre partie, autour de Claude, le lecteur doit l'imaginer lui-même: certes, Mélanie tient la clé à molette par le bon bout; mais en déclarant, tout à la fin, "Je vais tout vous expliquer, Claude", elle laisse ouverte la possibilité d'une issue autre que violente.

Philippe Lafitte, Eaux troubles, Lausanne, BSN Press, 2017.


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