Michael Hugentobler – Est-ce le destin d'un dictionnaire? Celui d'un peuple? Ecrit par l'auteur suisse d'expression allemande Michael Hugentobler, "Terres de feu" est un solide roman historique qui emmène ses lecteurs à la découverte du peuple yámana, mais aussi du peuple des ethnologues des années où le nazisme marquait l'actualité européenne. Quitte à ce qu'on se demande parfois, au fil de la lecture, qui, d'une tribu vivant en Terre de Feu ou des chercheurs occidentaux, est vraiment le plus civilisé. D'ailleurs, que veut dire "civilisé"?
Passant d'un personnage à l'autre, le dictionnaire yámana-anglais (bien réel) de Thomas Bridges est au cœur de "Terres de feu". L'auteur en souligne à plus d'une reprise les qualités: en lexicographe attentif, Thomas Bridges, pasteur anglican, a su capter les finesses de la langue des Yámana, peuple de la mer, Nation Première aux structures sociales peu hiérarchisées ayant développé un art de vivre autour de la pêche.
Ce n'est pas sans humour que l'écrivain saisit le choc culturel entre un pasteur convaincu de la religion chrétienne qu'il professe et les arguments de bon sens que lui renvoient les populations Yámana. Quant à la tentative d'habiller les populations locales, qui vivaient nues et s'en portaient très bien, elles en disent pas mal, et l'auteur ne se gêne pas de le dire au travers de descriptions, sur le caractère dérisoire de certaines façons occidentales d'imposer leur mode de vie.
Côté européen, réciproquement, l'auteur décrit le monde des ethnologues allemands, suisses et même autrichiens au temps de la montée du nazisme. Cela lui permet de créer une galerie de portraits de personnages qu'il rend délicieusement détestables, à l'instar du professeur Schlaginhaufen et de ses centaines de crânes helvètes ou autres, et d'un monde scientifique convaincu, c'est l'air du temps, de la supériorité du Blanc. Par contraste, Hestermann, porteur du précieux dictionnaire que tout le monde veut se procurer, apparaît comme le héros sympathique de ce roman, désireux d'aller voir plus loin que les biais ethnocentriques de leur temps, attisés par un nazisme tenté de trier les recherches ethnologiques en fonction de ce qui l'arrange.
"Terres de feu": le titre s'avère transparent à lire. L'auteur place en effet face à face deux entités. Il y a d'abord ce que nous appelons la "Terre de Feu", cette extrémité sud du continent américain, où vivent le peuple yámana et le révérend Thomas Bridges, personnage en constant décalage avec ce qui se passe dans la métropole: il s'avère plus informé de la vie de l'ethnie qu'il côtoie que des airs d'opérette à la mode au début du vingtième siècle. En face, l'Europe, aux prises avec la montée du nazisme puis avec la Seconde guerre mondiale, apparaît aussi en feu, même si l'auteur, par une habile ellipse, ne décrit pas ce conflit.
Et s'il faut donner une couleur au feu, ce sera le rouge pour "Terres de feu": celui-ci s'avère omniprésent, qu'il s'agisse d'évoquer le sang des personnages, blessés lors d'activités anonymes ou morts au fil du récit, ou d'évoquer des objets qui, et ce n'est pas un hasard, ont cette couleur: le drapeau nazi bien sûr, mais aussi une attestation de membre du parti national-socialiste sortant d'une poche, ou les paquets de cigarettes Lux que Hestermann affectionne. Cette couleur apparaît même sur la couverture du manuscrit du dictionnaire yámana-anglais, qui s'insère ainsi dans un roman qui évoque librement la vie, puis la survie, d'une ethnie qui a réellement existé: couleur de vie sur l'ouvrage, le rouge indique que la langue yámana persiste envers et contre tout au fil du vingtième siècle, même si elle est aujourd'hui pour ainsi dire morte.
Avec "Terres de feu", l'écrivain propose un roman d'aventures captivant et richement informé qui se balade sans complexe sur deux continents. Au-delà de l'exotisme que cela implique, c'est pour le lecteur l'occasion de découvrir ou de redécouvrir une ethnie sud-américaine aux mœurs ancestrales, qui se bat aujourd'hui encore pour conserver son identité – la postface de Geremia Cometti, professeur d'anthropologie à l'université de Strasbourg et héritier de Claude Lévi-Strauss, en témoigne. Mais c'est aussi une manière d'aborder de façon critique certaines manières d'exercer le métier d'ethnologue sur le continent européen, à une époque où il régnait tranquillement sur le monde.
Michael Hugentobler, Terres de feu, Vevey, Hélice Hélas, 2025, traduction de l'allemand par Delphine Meylan, postface de Geremia Cometti.
Le site de Michael Hugentobler, celui des éditions Hélice Hélas.
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