Emmanuel Todd – Le conflit ukrainien a constitué pour l'anthropologue Emmanuel Todd l'occasion d'observer avec une saine hauteur de vues les forces en présence. Ceux qui ont le souci de s'informer de façon objective sur cet épisode de l'histoire européenne, sans se contenter d'une presse mainstream trop facilement manichéenne, ne découvriront certes aucune péripétie nouvelle, et la narration leur paraîtra correcte et nuancée.
Mais il y a plus intéressant: "La défaite de l'Occident" évalue les forces en présence en profondeur en fonction de leurs mentalités, de leur vision du monde héritée de l'histoire, ou répudiée. L'auteur analyse ainsi plusieurs pays et blocs de pays: Ukraine et Russie bien sûr, mais aussi le continent européen, la Scandinavie, le "Reste du Monde" même, sans oublier bien sûr les Etats-Unis. La vision est parfois schématique, courte, l'auteur en convient volontiers; mais elle ne manque pas d'originalité.
Familles et religions, des éléments structurants...
Pourquoi telle nation fonctionne-t-elle comme elle le fait? L'auteur convoque en particulier les structures familiales d'ici et d'ailleurs, fondatrices en particulier de l'acceptation de tel ou tel mode de gouvernance. Ainsi la famille russe traditionnelle peut-elle être vue comme égalitaire (entre frères) et autoritaire (le père qui commande). Rien de neuf dans une telle approche: il est permis de penser à François de La Mothe Le Vayer qui, quelque part dans son "Instruction de Monseigneur le Dauphin" (Louïs Billaine, 1669), considérait qu'en France, le roi joue pour la nation le rôle nécessaire du père pour la famille.
L'auteur relève aussi le rôle de la religion comme facteur d'évolution et de structuration des peuples: le protestantisme encourage à l'instruction, ne serait-ce que pour lire la Bible, mais apparaît intrinsèquement inégalitaire en raison de la théorie de la prédestination (qu'on trouve aussi dans le jansénisme, soit dit en passant – l'auteur omet cette précision...), favorisant par exemple dans la nation américaine l'impression d'être "le" peuple élu.
... qui laissent place au nihilisme
La défaite de l'Occident résulte selon l'auteur de l'effacement de certains cadres, en particulier ce cadre religieux. Approche intéressante: l'auteur distingue entre religion active, religion zombie et religion zéro. L'état de religion zombie décrit une situation où les gens ne pratiquent plus guère, mais restent marqués par les habitudes et réflexes de leur religion traditionnelle: on ne croit plus, mais on va à la messe de Minuit parce que ça se fait et l'on se fait enterrer parce que c'est ce que le catholicisme préconise. Quant au stade de religion zéro, il se situe au moment où la population ne fait plus rien de ce qu'attend une autorité religieuse. Ce basculement, l'auteur le situe, mais l'explication est rapide et ne tient pas compte de nuances régionales, au moment où les pays acceptent le mariage entre personnes de même sexe.
Il y a défaite de l'Occident aussi en matière de rapport au réel et à la vérité, selon l'auteur, qui évoque en passant le wokisme et la vision transactiviste du monde. Cela s'inscrit dans le cadre plus large de la disparition d'une forme de surmoi qui, de façon raisonnée ou non, indique qu'on ne badine pas avec la morale. Faute de morale, seuls restent le fric, quitte à ce que ce soit l'arnaque (affaire des subprimes: comment peut-on vendre des crédits à des clients insolvables comme cela a été fait? Gageons que les banquiers n'ont pensé qu'aux primes qu'ils encaisseraient), et la violence pour imposer un mode de vie. Et plus généralement, l'auteur indique que face à cette déliquescence, c'est le nihilisme, dégagé de toute raison commune, qui s'installe. Et il l'illustre, exemples à l'appui.
Autres richesses de "La défaite de l'Occident"
On pourrait gloser encore longtemps, entre autres, sur l'hypothèse émise par l'auteur que les élites politiques qui nous gouvernent ne se soucient plus de représenter le peuple (voilà qui prend une résonance particulière à l'heure où les Français s'apprêtent à renouveler leur Parlement...) et sont devenues une oligarchie hors sol plus à même de se faire élire que de gouverner (et formée à ce théâtre), ou sur l'analyse de la prolifération des métiers inutiles aux Etats-Unis (médecins surpayés, avocats, financiers – l'auteur aurait pu évoquer en complément les "bullshit jobs" chers à David Graeber), venant gonfler un PIB qui ne reflète plus guère la productivité effective d'un pays qui ne forme plus guère d'ingénieurs, sans parler d'une classe ouvrière devenue inexistante à la suite des délocalisations. Ainsi s'explique selon l'auteur le fait que le pays le plus riche du monde, de réputation en tout cas, n'est pas en mesure de répondre à la demande en munitions et en armes émanant de l'Ukraine.
Puisant aux sources les plus diverses, "La défaite de l'Occident" s'avère un réquisitoire sévère mais juste, ironique de temps en temps, souvent dérangeant, à l'encontre d'un monde occidental promis à la défaite face à la Russie, mais aussi, plus largement, en voie d'effacement face à un "Reste du monde" qui émerge et n'entend pas forcément se laisser dicter sa manière de vivre par un monde occidental devenu ivre de sa toute-puissance, peu à peu, après la chute du Rideau de Fer – l'auteur use du vieux mot grec d'hybris pour l'évoquer. Et l'on se souvient de cette phrase d'un vieux sage, entendue naguère: les difficultés ne manqueront pas de commencer lorsque, aveuglé, on se dit, à la suite de Jean Villard-Gilles mais un peu trop au premier degré: "Y'en a point comme nous!".
Emmanuel Todd, La défaite de l'Occident, Paris, Gallimard, 2024.
Le site des éditions Gallimard.
Egalement lu par Anna Colin Lebedev, Bernard Gensane, Commun Commune, Gaëtane, Jérôme Delacroix, Paulo Roberto de Almeida, Pierre Bénite, Sophie Olive.
Cela fait beaucoup de bien d’écouter ou de lire des personnes qui se situent au-dessus de la mêlée pour donner des clefs de compréhension de notre monde qui change très vite. (Enfin c’est une impression partagée par beaucoup de monde)
RépondreSupprimerEn effet, et là, l'auteur analyse certains soubassements de la société d'une façon que j'ai trouvée originale. Et oui, face à un monde qui évolue vite, c'est toujours intéressant d'écouter ceux qui, de tous bords, proposent de s'arrêter un peu et de réfléchir. Bonne journée à toi!
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