samedi 29 juin 2024

Caleb Carr, tout un monde de fake news

Caleb Carr – Jean Dutourd a évoqué son année 2024 dans un roman qui porte ce titre. C'était en 1975... Il n'a pas été le seul à anticiper cette année, celle que nous sommes en train de vivre: c'est bien en 2024 que l'intrigue du roman "Le tueur de temps" de Caleb Carr se déroule. L'esprit n'est pas le même, bien sûr: alors que Jean Dutourd se positionne en observateur poétique et désabusé d'une certaine décadence, Caleb Carr interroge des enjeux modernes que l'Immortel n'a pas vus venir. Et pour cause: "Le tueur de temps" est sorti en l'an 2000, une génération après la sortie de "2024" de Jean Dutourd.

Et c'est là qu'une génération plus tard que Jean Dutourd, l'auteur du "Tueur de temps" se montre visionnaire. Il s'est emparé en effet de l'internet, que Jean Dutourd n'a pu connaître, pour développer ce qu'il pourrait être un quart de siècle plus tard. Plus précisément, l'auteur imagine un monde commandé par des vérités discutables et trafiquées. Vous avez dit "fake news"? Ce qu'on peut imaginer aujourd'hui à ce sujet, l'écrivain l'a dépassé, allant jusqu'à trafiquer l'Histoire et même ses artéfacts. Qu'on en juge: photos ou documents falsifiés à l'appui, il sera question de Staline visitant le camp de concentre de Dachau avec un sourire satisfait et entendu, ou de George Washington assassiné. 

Et voilà: l'équipe qui a mis au point ces vérités alternatives voit la situation lui échapper. Elle embarque dans son aventure Gideon, un médecin spécialisé dans les choses en "psy". Il y aura de l'amour et de l'amitié, mais aussi des tensions entre des personnages présentés comme d'une intelligence supérieure. Cela, pour l'essentiel du récit, quitte à ce que paraisse peu longuet, dans un début de roman qui se déroule entièrement dans un vaisseau spatial futuriste qui, pour le coup, n'existe pas encore.

Au travers du personnage du juif fanatique Eshkol, enfin, l'auteur dessine ce qu'un esprit humain peut subir face aux fake news, déstabilisé qu'il peut être jusqu'à la folie. Il est permis de lire "Le tueur de temps" à travers une grille de lecture juive, ne serait-ce que si l'on pense aux prénoms des personnes. À ce titre, Eshkol apparaît comme un personnage de victime paranoïaque des fake news à caractère antisémite: persuadé que Staline était du même bord qu'Hitler pour ce qui est de l'extermination des juifs, il se retrouve persuadé qu'on l'attaque de toute part... et se positionne en mode défense tous azimuts.

"Le tueur de temps" se passe dans le monde entier, présenté comme un terrain de jeu pour les acteurs du roman. Il ne sera pas facile pour Gideon de se sentir à l'aise avec l'équipe dans laquelle il est embarqué, presque à son corps défendant. Le lecteur découvre en ce personnage un bonhomme intelligent et sentimental, capable de s'interroger sur la réalité où il vit et de la remettre en question. Et, on le découvre aussi, même les sociétés qu'on croit les plus éloignées de la technologies ne sont pas à l'abri des fausses nouvelles et des enjeux qu'elles recèlent. Il sera même question d'excision: qui est Gideon pour interférer dans ce rituel, vu comme détestable?

Le lecteur du roman "Le tueur de temps" aimera en particulier l'accroche pleine d'action du livre. Il lui sera permis en revanche de trouver plus loin certains épisodes un peu lents ou mal rythmés, dès lors que tout le monde se trouve dans le vaisseau spatial. De même, l'épisode organisé dans l'est de l'Afrique paraît un brin court, comme si l'auteur s'était trouvé obligé de faire une fin à son roman. Alors voilà: "Le tueur de temps" s'avère un très bon roman d'anticipation, particulièrement bien vu, grevé cependant par un rythme qui n'apparaît pas aussi maîtrisé qu'il le faudrait. Quant au lecteur, il se souviendra avant tout de Gideon, le narrateur, bien sûr, mais aussi de l'idylle sinueuse entre lui et Larissa, cette belle jeune femme aux cheveux gris d'une intelligence supérieure. En effet, si les fake news sont de tout temps, l'amour n'est pas moins intemporel...

Caleb Carr, Le tueur de temps, Paris, Presses de la Cité, 2001. Traducteur ou traductrice anonyme, et c'est bien dommage.

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