Mélanie Chappuis – Elles sont deux sur scène, l'épouse et l'amante. Dix ans d'âge les séparent, un homme les rapproche et les éloigne à la fois. C'est le propos de la pièce de théâtre "L'autre" de Mélanie Chappuis, jouée jusqu'au 23 mai 2024 au Théâtricul de Chênes-Bougeries, près de Genève. C'est par le biais de son texte que j'ai découvert cette pièce, c'est donc un retour de lecture que je ferai ici. Qu'on sache cependant que sur scène pour cette création, Mélanie Chappuis donne la réplique à Maria Mettral, dans une mise en scène signée Christian Gregori.
On le comprend vite, Alessandra l'épouse et Nelly l'amante ne passeront pas leurs vacances ensemble. Mais y a-t-il une manière de sortir par le haut d'une relation forcément conflictuelle entre deux femmes qui se partagent le même homme? Et l'amour, dans tout ça? En mettant en scène deux femmes d'âge mûr, la dramaturge évite l'écueil du motif convenu de l'homme qui, à l'heure du démon de midi, recherche une jeunette. Elle le fait même disparaître avec vigueur en évoquant, dans le dialogue qui s'installe entre Nelly et Alessandra, "Le Fusil de chasse", roman de Yasushi Inoué (non cité, c'est dommage...), où l'amante est plus âgée que l'épouse. Et où chacune finit libre. Ou morte, ce qui revient peut-être au même.
Le motif du sentiment amoureux traverse bien sûr "L'Autre", offrant une réflexion sur ce que ressentent des époux après de nombreuses années de vie commune. L'amour peut dès lors apparaître, au fil des répliques, comme un autre nom de la soumission à un mari suffisamment puissant pour gérer même la notoriété de sa femme – du moins du point de vue de celle-ci, la voix du mari étant la grande absente de cette pièce de théâtre: on parle de lui comme d'une Arlésienne.
Entre Nelly la traductrice et Alessandra l'écrivaine, pourtant, il est des voies qui rapprochent. Au fil des répliques, l'écrivaine met en scène à travers ses deux personnages ce que peuvent se reprocher les deux rôles, sans qu'aucun ne domine. Cela dit, en mettant face à face une traductrice qui finit par tutoyer comme une manière de familiarité proposée à une écrivaine qui, jusqu'à la dernière réplique, en reste à un vouvoiement déférent et supérieur, la dramaturge suggère que celle qui vouvoie, l'écrivaine donc, domine, ne serait-ce qu'en rejetant le tutoiement proposé par une traductrice vue comme la servante d'un texte littéraire écrit, donc pensé, par quelqu'un d'autre, et nécessairement traître (il est question de Judas en début de pièce, et de toutes façons, euh, hein: "traduttore, tradittore!", selon un cliché répandu sur la profession des traducteurs).
Si elle se termine sur une promesse d'émancipation teintée de quelques références littéraires (Thérèse Desqueyroux ou Thérèse Raquin, par exemple, et l'auteure les fait se télescoper en fin d'ouvrage), cette pièce empreinte de références littéraires met en scène deux personnages aux répliques finement affûtées, entre attirance et rejet: tout commence dans un esprit conflictuel, à chacun des personnages ses banderilles! Le mot d'"arène" (p. 20), immanquablement évocateur de l'imaginaire de la tauromachie, apparaît d'ailleurs dans les didascalies pour souligner l'idée constante d'un conflit rituel.
Mais l'issue de "L'Autre" est-elle un acte de paix, par-delà une complicité espérée au travers de telle ou telle réplique sympa synonyme de main tendue? Ce ne sera pas inconditionnel: lâché par Alessandra l'écrivaine, la dernière réplique, "Ecrivez-moi", invite Nelly la traductrice à faire l'effort de venir sur son terrain. Duel entre épouse et amante, "L'autre" peut aussi dès lors être vu comme le récit du rapport de force qui ne manque pas de fonctionner entre une traductrice littéraire et une écrivaine: à qui revient la plus grande part de liberté?
Mélanie Chappuis, L'Autre, Lausanne, BSN Press, 2024.
Le site des éditions BSN Press.
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