Ursula Timea Rossel – "Prenez de l'ail et de l'argent, du sel et de la terre", roman de l'écrivaine suisse alémanique Ursula Timea Rossel, apparaît comme le mariage réussi du roman et de la physique quantique – et c'est moins saugrenu qu'il n'y paraît! Cet ouvrage s'apparente par ailleurs au roman d'aventures, mettant en scène quatre personnages aux évolutions improbables: sainte Ursule de Cologne alias Ursula Clausen, Timea la cryptogéographe et son chat de Schrödinger dans une boîte, Wigand Behaim le cartographe suicidaire et assoiffé d'absolu, et Sibylle, dont l'ombre traverse tout l'ouvrage, signalée par du texte épars écrit en rouge pour susciter l'attente.
S'entrecroisant de près ou de loin, tous ces personnages vont se retrouver ballottés dans un maelström en quatre dimensions: on va les retrouver dans les trois dimensions de l'espace terrestre, distordus comme le dessin d'une carte plane rend compte, imparfaitement, de la sphéricité de notre Terre, mais aussi du temps, au travers duquel ils évoluent avec une stupéfiante aisance, chacun à sa manière: métempsycoses pour Sibylle, ou retour vers le passé pour Ursula Clausen, qui semble rajeunir pour redevenir Sainte Ursule de Cologne, possible épouse d'Attila Fléau de Dieu, alors qu'autour d'elle, tout le monde prend normalement de l'âge.
Et les péripéties s'enchaînent, surprenantes, amusantes souvent, volontiers décalées. Ainsi, si Timea se retrouve avec sur les bras un chat de Schrödinger dans sa boîte (dotée d'un mode d'emploi hilarant), c'est parce que, par nécessité financière, elle doit troquer son activité de rédactrice pour celle de pet sitter. Quoi de plus tranquille qu'un chat de Schrödinger, dont on ne sait pas s'il existe, ni s'il est vivant ou mort, voire dont on peut supposer qu'il est l'un et l'autre? Qu'on se détrompe...
Le lecteur se retrouve aussi baladé dans des révolutions d'Amérique centrale, ou sur un plateau de tournage tibétain où l'on attend, tel Godot, un terrible lion des neiges. Il atterrit dans un cabinet de dentiste en Suisse, erre aux pôles... Il est permis de penser "multivers" en observant ce millefeuille (pour reprendre le mot de Pierre Yves Lador, postfacier) de situations et de lieux, tant ces univers romanesques sont variés.
Et le chat de Schrödinger, alors? Sous forme de lion ou de chat, il est omniprésent dans "Prenez de l'ail et de l'argent, du sel et de la terre". En premier lieu, on relève symboliquement qu'il permet d'installer des coins d'ombre, des flous dans le récit: tel personnage, par exemple Sibylle dans sa housse mortuaire, est-il mort ou vivant, ou quelque chose entre deux? Et puis (la question se pose jusqu'au moment des remerciements et de la bibliographie), qui est un personnage imaginé, et qui est réel, historique? Par ailleurs, ce motif illustre l'une des lignes de fond du roman: l'impact de l'observateur sur la chose observée. A ce titre, la course d'escargots chronométrée par le jeune Wigand Behaim est emblématique: constatant que les escargots qu'il chronomètre sur un parcours défini vont plus vite lorsqu'il ne les observe pas que lorsqu'il les observe, il se demande ce qu'ils font pour foncer ainsi en son absence. Peut-être qu'ils font des bonds, ou qu'ils trichent?
Ainsi, tel celui de l'observateur du monde, le regard du lecteur impacte-t-il ce livre, et tout autre livre aussi – l'idée est exposée dès le proème de ce roman, qui s'adresse précisément, pour son début, à quelqu'un qui ne le lira jamais: le non-lecteur. Cet impact se nourrit du vécu du lecteur lui-même, et rend l'expérience de lecture d'un livre, partagée ou non, complète et unique. De son côté, la mission de l'écrivain consiste à dire le monde, tel un géographe entre autres, et donc à le transformer à sa manière, selon son simple regard. Cette mission, l'auteure de "Prenez de l'ail et de l'argent, du sel et de la terre" l'accomplit avec génie en proposant tout un univers concentré dans un roman total d'une originalité rare, dense, habillé d'une solide couche d'humour.
Ursula Timea Rossel, Prenez de l'ail et de l'argent, du sel et de la terre, Vevey, Hélice Hélas, 2022. Traduit de l'allemand par Camille Logoz. Postface de Pierre Yves Lador.
Le site des éditions Hélice Hélas, celui d'Ursula Timea Rossel (en allemand).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Allez-y, lâchez-vous!