mardi 8 février 2022

Péripéties d'un albinos au Paraguay

Esteban Bedoya – C'est un sacré voyage que de s'embarquer dans les romans d'Esteban Bedoya, écrivain et diplomate paraguayen. Après le picaresque "Les mal aimés", "Le collectionneur d'oreilles" confirme ce principe: le lecteur se retrouve embarqué au fil des pages dans une curieuse intrigue qui se déroule au Paraguay, au cœur du vingtième siècle, avec des ramifications du côté des terres germanophones de l'Europe.

Cela, sans oublier un clin d'œil appuyé à un journaliste et écrivain tessinois, Leandro Manfrini (1932-2016), auteur du roman "Viaggiatore senza passaporto", auquel "Le collectionneur d'oreilles" fait référence, créant une parenté entre deux œuvres. Une parenté explicitement mise en scène: tout commence lorsque le narrateur du "Collectionneur d'oreilles" télescope Leandro Manfrini dans une foule désordonnée. Leur sujet d'observation coïncide: qui est ce bonhomme portant une oreille humaine en pendentif de collier qui va donner la vie sauve à Manfrini? 

C'est là que l'on quitte le réel, mais pas tout à fait, pour entrer dans le roman. "Le collectionneur d'oreilles" centre son propos sur le personnage de Cristino, un Amérindien albinos, rejeté de toutes parts, engagé finalement comme serviteur d'une famille aisée paraguayenne aisée, partisane d'Alfredo Stroessner, chef de la junte au pouvoir. De Cristino, l'écrivain dresse un portrait attachant, cocasse même lorsqu'il le montre en train de débiter des recettes de cuisine en allemand. Cristino est peu loquace, mais il joue à plus d'une reprise un rôle d'observateur. Voire de voyeur, malgré lui.

Nostalgique qu'il est de la tribu sylvicole dont il est originaire et qui l'a rejeté, Cristino, c'est par ailleurs, dans "Le collectionneur d'oreilles", le personnage qui fait le lien le plus concret entre l'animal et l'humain, élevé qu'il a été par des pécaris – ce qui ne l'empêche pas d'être, sans doute, le plus humain des personnages que l'écrivain met en scène. Telle est la piste de lecture: il sera question des côtés les plus bestiaux de l'homme, de façon allusive, pour dire que la frontière entre l'homme et l'animal est mince et poreuse.

L'écrivain dessine en effet, sur le ton de la dérision fine, un petit monde conservateur peuplé de personnages hauts en couleur. Il est bien sûr permis de penser à Antonia, l'écrivaine à succès nymphomane et plutôt bien gaulée, qui intrigue pour trouver de quoi calmer ses pulsions. Plus grave, le monde que l'écrivain observe abrite Josef Mengele, le cruel médecin d'Auschwitz. Le lecteur le découvre à la tête d'un trafic de filles mères, envoyées vers la Germanie européenne, d'où on n'entendra plus parler d'elles. Mortes, vives? Peu importe.

Alors que, dit l'histoire, la mort de Josef Mengele a été longtemps mystérieuse, l'auteur choisit d'en préciser les contours. Ce mystère de la mort ouvre la porte, dans "Le collectionneur d'oreilles", à la possibilité du fantastique ou de la superstition, en phase avec la vie dans un pays où légendes et sortilèges abondent. Ainsi, le roman s'inscrit dans une dynamique de réalisme magique.

Entre le paternalisme lourd, sûr de lui et peu respectueux des riches latifundiaires et la difficulté à trouver sa place dans sa propre tribu autochtone, Cristino fait figure de personne déplacée tout au long du roman. En fin de livre, cependant, qu'en reste-t-il? L'image d'un personnage mort comme les autres, mais ayant réellement existé, à l'instar d'autres, moins recommandables? Ou une légende que tout le monde a oubliée, volontairement ou non? Par le roman, "Le collectionneur d'oreilles" maintient en tout cas cet albinos légendaire hors de l'oubli en le transformant en personnage. 

Esteban Bedoya, Le collectionneur d'oreilles, Strasbourg, La dernière goutte, 2014, traduction par Frédéric Gross-Quelen.

Le site d'Esteban Bedoya, celui des éditions de La Dernière Goutte.

Lu dans le cadre du Rendez-vous de la littérature sud-américaine, orchestré avec maestria par Ingannmic.

2 commentaires:

  1. Merci pour cette proposition ! J'ai eu l'occasion de découvrir grâce à ces Editions de La dernière goutte d'autres auteurs sud-américains tels Gabriel Banez ou Fernanda Garcia Lao, tous deux argentins.
    Ce que vous dites de ce titre me fait d'ailleurs fortement penser au ton que l'on retrouve dans les romans que j'ai lus de ces auteurs, entre noirceur et pointe de surnaturel..

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    1. Avec plaisir, encore merci pour l'initiative de ce rendez-vous! Je note par ailleurs, quelque part dans ma tête, les deux noms d'écrivains que vous citez: cette ambiance entre réalisme et surnaturel me plaît également. Merci pour ces conseils!
      Bonne soirée, bonne fin de semaine à vous!

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