Fabrice Melquiot – "Le Bizarre", le bien nommé: c'est le personnage principal, celui qui cause dans le monologue éponyme de Fabrice Melquiot. Ce monologue a été mis en scène dès le 11 janvier 2022 au théâtre Saint-Gervais de Genève, avec Roland Vouilloz comme comédien, dans une mise en scène de Jean-Yves Ruf. Je n'y étais pas, hélas, mais j'aurais adoré voir entre autres ce bocal qui pète – "de légers sursauts à des moments choisis"... Cela dit, le texte m'est parvenu, par la grâce des éditions BSN Press que je remercie ici. Il ne reste plus qu'à faire travailler l'imagination – et voici quelques impressions de lecture.
Bizarre, l'homme sur scène l'est d'abord par son verbe, doucement décalé avec ses "ça est" à la couleur curieuse et ses "mouru" qui sonneront faux aux oreilles de n'importe quel puriste du français. Tel est l'art du poète: créer une voix qui détonne dans la masse, qui impose qu'on l'écoute, et qui suggère que si les mots sont déglingués, c'est que la société l'est aussi, un peu. C'est réussi! On repère aussi un peu de ressassement, de retours sans cesse légèrement variés sur quelques éléments clés: les morts répétées comme s'il était possible de revenir de l'au-delà, et la mort de la petite sœur qui n'a pas été suivie d'un retour à la vie.
C'est que si le verbe du narrateur est bizarre, ce qu'il raconte ne l'est pas moins: son propos est construit sur le mode absurde, autour d'une toute petite intrigue: chez lui, le bonhomme attend une femme à laquelle il a donné rendez-vous pour manger du poulet et des flageolets. Son burn-out express apparaît par exemple comme un défi à la temporalité, mais aussi comme une surprise: il survient comme par hasard au moment où la femme paraît arriver dans son logis. Un logis aux contours mal définis: est-ce un appartement ou un terrain vague?
On relève que le narrateur, le Bizarre donc, interroge la notion de normalité: le texte suggère que celui qui parle paraît plus bizarre lorsqu'il affecte la normalité que lorsqu'il se laisse aller à exprimer ses manies – aimer exclusivement le blanc de poulet par exemple, tout en espérant que la femme qu'il a invitée préférera le reste. Casus belli en perspective, on imagine les moments paroxystiques sur scène... Mais l'auteur fait mouche, mine de rien, à partir de quelque chose d'anecdotique en apparence: la préférence inavouée pour le blanc de poulet est sans doute assez répandue dans la population d'aujourd'hui.
... mais cette femme, l'homme qui exhibe littéralement son cœur (le cœur sur la main...) l'a-t-il réellement reçue? Se sont-ils "chatouillés", vraiment (elle le chatte, lui la couille, on mixe tout ça pour créer un mot-valise amusant)? Ou le monologue du Bizarre n'est-il qu'un film qu'il se fait, un film qui remplit les silences d'un texte construit en fragments au rythme varié, tantôt lent, tantôt jaculatoire? A la mise en scène de choisir, sachant qu'Isabelle, alias Pounou pour le Bizarre, est absente du texte: elle pourrait être un rôle muet, image d'un rêve, d'un fantasme né au détour d'un supermarché.
Verbe bizarre, verbe particulier, bavard ou silencieux au gré des (...) qui émaillent le texte? Populaire, fautive parfis, celui-ci colle au personnage. Rêve, réalité, fantasme? Il est possible de voir en ce Bizarre au logis incertain, curieusement traversé par des voisins qui sont comme des ectoplasmes fugaces, un bonhomme seul et assoiffé d'amour, mais qui n'a pas tout à fait les codes. Mais qui essaye, réfléchit sur lui-même, non sans autodérision, avec sa voix unique, et invite à son tour le lecteur et le spectateur à penser plus loin que ce qui n'est pas normal: ce qui est "bizarre".
Fabrice Melquiot, Le Bizarre, Lausanne, BSN Press, 2022.
Le site des éditions BSN Press, celui de Fabrice Melquiot.
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