Philippe Valode – Se souvient-on vraiment de Karl Dönitz, successeur d'Adolf Hitler pendant 23 jours à la tête d'un troisième Reich en mille morceaux? L'essayiste Philippe Valode lui a consacré tout dernièrement une biographie, sobrement intitulée "Karl Dönitz".
L'auteur choisit de déconstruire l'image que son sujet conserve dans l'imaginaire collectif, si diffus qu'il soit. Et pour le nazi Karl Dönitz, cette image est paradoxalement presque favorable: on voit en lui un grand chef de guerre sur mer, qui a joué un rôle important dans l'évacuation des Allemands bloqués dans les républiques baltes, menacés par l'avancée des hommes de Staline – c'était l'opération Hannibal. Une légende dorée entretenue par Karl Dönitz lui-même à travers ses écrits autobiographiques.
Mais peut-on être un nazi fréquentable? L'auteur répond par la négative, et c'est sur cette ligne démystificatrice qu'avance le livre "Karl Dönitz".
Le lecteur va se plonger dans un ouvrage nourri et captivant. Après les années de formation, tout commence par la narration de la bataille de l'Atlantique. L'auteur ne craint pas les chiffres lorsqu'il s'agit d'évaluer les pertes des uns et des autres, et sa narration, dense, est aussi précise, quitte à paraître fastidieuse ou aride. Citant tonnages après tonnages, elle met en évidence les capacités de production proprement impressionnantes de la machine de guerre nazie, mais aussi, et c'est crucial, les avancées technologiques supérieures du côté des Anglais et des Américains.
Surtout, le biographe dresse le portrait d'un Karl Dönitz pour qui l'humain n'a guère de valeur, en phase avec le principe nazi, fanatique à l'extrême, en matière de défense: en toutes circonstances, il s'agit de se battre jusqu'au dernier homme, jusqu'au dernier sang, sans ménager le matériel humain – qui finira par manquer, plus encore que les navires et les sous-marins, chers à un Grand Amiral Dönitz peut-être jaloux des moyens alloués à l'aviation – qui est, pour le coup, le joujou de Goering.
Puis on entre dans le dur: les derniers jours d'Adolf Hitler et la question de sa suite. Tout en relatant jour après jour la vie dans le Führerbunker de Berlin, l'auteur expose de manière convaincante les raisons qui ont pu faire pencher le Führer en faveur de Dönitz, perçu comme un homme loyal, face à un Goering considéré comme un traître. Dès lors, commence pour Karl Dönitz un exercice d'équilibriste: à lui de celer ses crimes de guerre maritime et le sinistre adoubement qui l'a fait chef d'Etat, et de se positionner comme un interlocuteur crédible et distancié face aux Alliés, quitte à envisager une paix séparée avec les Occidentaux face à Staline. Cela, tout en tentant, mais les erreurs diplomatiques seront fatales, de gagner du temps.
Le biographe, du coup, aborde d'un regard critique les éléments de la ligne de défense de Karl Dönitz face à l'Histoire, entre autres au procès de Nuremberg. Concernant l'opération Hannibal, il rétablit dans sa primauté le rôle de l'amiral Conrad Engelhardt. Par ailleurs, il remet à sa juste place le statut de chef de guerre de Karl Dönitz: il n'a jamais rien gagné, et n'a guère été en mesure de remporter la bataille de l'Atlantique, si ce n'est, peut-être, "durant quelques mois à la fin de l'année 1942". Ce faisant, il trace un parallèle avec Erwin Rommel, militaire moins glorieux que ce qu'on a pu en dire.
Telle que relatée par l'ouvrage de Philippe Valode, la destinée de Karl Dönitz s'inscrit pleinement dans l'aventurisme national-socialiste, présenté comme une vaste folie, succession d'errements qui susciteront, bien entendu, l'indignation des uns et des autres – on pense entre autres au dégoût que la découverte des camps de la mort a suscité chez les Américains, qui transparaît dans les négociations entre les vaincus et les vainqueurs au début mai 1945, sous la forme d'humiliations symboliques venant s'ajouter à une rigueur foncièrement indéniable.
De Karl Dönitz, Philippe Valode renvoie donc l'image d'un militaire de carrière convaincu par le projet nazi, une conviction qu'il ne renie jamais vraiment – au contraire d'un Albert Speer, présenté, mais ce n'est pas une réhabilitation pour autant, comme ayant au moins cherché à sauver les apparences et à exprimer quelque regret. Alors oui, les commentaires que l'auteur fait sur certains documents historiques tels que le testament d'Hitler peuvent paraître insuffisamment analytiques, voire d'une évidence inutilement narquoise. Cela dit, l'amateur d'histoire trouvera dans "Karl Dönitz" une tentative crédible et argumentée de ramener à ses justes proportions l'histoire d'un nazi devenu légendaire. Et, grâce à une biographie en fin d'ouvrage, quelques pistes pour aller plus loin.
Philippe Valode, Karl Dönitz, Monaco, Editions du Rocher, 2021.
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