Bertrand Schmid – C'est un monde isolé s'il en est, locus amœnus glacial et inhospitalier s'il en est, que l'écrivain suisse Bertrand Schmid choisit comme décor de son roman "L'Aiguilleur". Et c'est l'histoire d'une solitude qu'il dessine, celle du vieux Vassili, chargé de la bonne tenue d'un tronçon de voie de chemin de fer en des lieux où la Sibérie ne sait plus guère comment elle s'appelle et où les éventuelles sociabilités ont le goût artificiel des cités nouvelles.
"D'abord, en entrant, il leva le menton. On le salua, un doigt vers la tempe, sourcil haussé. Vassili, c'était un taiseux.": il y a tout un programme en ces quelques phrases qui donnent le ton. Il n'y aura pas beaucoup de dialogues dans "L'Aiguilleur", et les relations humaines seront rares sans paraître faussement valorisées. L'auteur dessine certes un petit monde dans le caboulot qui sert de décor à l'ouverture de son roman. Mais s'il constitue une excellente scène d'exposition, on n'y reviendra pas.
Tout se noue plus tard dans le roman, au moment où, à la suite du passage d'un train, Vassili recueille des lettres jetées des wagons. On le sait pratiquement analphabète; va-t-il pouvoir en faire quelque chose? L'auteur brille à montrer son personnage en train de traquer passionnément les lettres, de les mettre ensemble pour former des mots. On commence par du simple, de l'essentiel, des choses comme дорогая.
Et tel est le nœud de "L'Aiguilleur", qu'on peut voir comme une ode à l'écrit qui émerveille: montrer la guerre qu'un homme esseulé peut mener pour déchiffrer des mots, pour savoir des histoires qui, a priori, ne le regardent pas et n'ont guère d'intérêt. Une guerre qui peut prendre des allures subversives: quitte à se faire poisser par un commissaire du régime, Vassili fait ses lignes d'écriture au dos d'une photo de l'intouchable Staline – nommé le plus souvent par périphrases, d'ailleurs.
En mettant en parallèle les efforts de Vassili pour apprendre à déchiffrer les lettres abandonnées et la résonance qu'elles suscitent en lui, l'auteur met en évidence la puissance de l'acte de lire dès lors qu'il s'agit de se connaître soi-même, par résonance. Il réserve plus d'une page à l'évocation de la femme aimée que Vassili a dû quitter pratiquement sur ordre du régime, ainsi qu'au bilan plutôt mitigé des tentatives de colonisation de la Sibérie dont Vassili a été l'un des acteurs. Un acteur désabusé qui semble exercer, pour le coup, une sorte de bullshit job au sens théorisé bien plus tard par David Graeber.
Le lecteur comprend vite qu'il n'est pas dans un roman à l'intrigue massive aux tiroirs multiples. Ce n'est pas un mal: en évoquant ce vieux Vassili qui apprend à lire et résonne, l'écrivain, s'obligeant à aller à l'essentiel, sculpte un personnage profondément attachant et humain, jusqu'aux moindres détails, aux prises avec un milieu hostile, solitaire et absurde où il a été délégué par un régime politique lointain qui veut, paraît-il, qu'on soit tous camarades. Mais ce personnage de Vassili, n'a-t-il pas quelque chose de commun avec l'auteur? Objet d'amour s'il en est, la Nadja que Vassili a dû quitter est peut-être aussi celle que l'auteur évoque dans la dédicace du roman: "... à ma Nadja... à ma petite fleur sortie des étoiles...".
Le lecteur sera en tout cas séduit par le style de l'écrivain, dense, porté par un travail de finesse devenu rare. Ses paragraphes, longs, ont la compacité des forêts impénétrables. On se laisse envoûter par des phrases ciselées, lentement lues, où l'ordre des mots est parfois bousculé pour rappeler que c'est le poète qui parle et s'efforce de dire, selon sa musique, un monde à la fois nôtre et autre. La recette? Pour l'anecdote et la saveur, on relèvera quelques helvétismes. Mais il y a aussi ces dialogues à la tonalité délibérément fruste, aux négations malmenées, qui évoquent par contraste la parole humaine dans ce qu'elle a de plus naturel.
Bertrand Schmid, L'Aiguilleur, Paris, Inculte, 2021.
Le site de Bertrand Schmid, celui des éditions Inculte.
Tu écris tellement bien tes chroniques que tu me donnes envie de tout lire.
RépondreSupprimerJe suis curieuse de lire Bertrand Schmidt que je n'ai jamais lu.
Merci du compliment! :-) *rouge aux joues...*
SupprimerEn effet, il gagne à être connu! Il a également signé des recueils de nouvelles voyageuses, publiées chez L'Age d'Homme.
Bonne fin de semaine à toi, Gaëtane!