Antoine Blondin – "Je voulais prendre un train que je n'ai jamais pris", chantait Jacques Brel dans "Mon enfance" – c'était en 1967. Lorsqu'il écrivit cette chanson, avait-il en tête "L'humeur vagabonde", roman d'Antoine Blondel? Placé en ouverture et en clôture de cet ouvrage, le motif du train y revêt le rôle clé du véhicule de la libération, qui se fait... ou pas. Cela, avec un personnage, Benoît Laborie, qui tente d'être davantage qu'un lambda, spectateur de sa propre vie, ou figurant dans celle-ci. Mais la liberté n'est-elle rien d'autre qu'un leurre auquel on se donne la peine de croire?
Voyons les circonstances sous lesquelles s'ouvre "L'humeur vagabonde": nous sommes au sortir de la Seconde guerre mondiale, et un jeune quidam dont on apprend presque incidemment qu'il s'appelle Benoît Laborie prend le train pour partir à l'assaut de Paris depuis sa lointaine et morne province. L'auteur exploite l'imaginaire du train pour en faire le mode de transport et d'évasion moderne à ce moment de l'Histoire. Mais il y a une autre évasion qui, le roman le dira, ne sera jamais tout à fait achevée: celle qui émancipe des liens du mariage.
L'auteur adopte un ton étrangement détaché, ironique en mode mineur et sans l'avouer, dans tout le début de "L'humeur vagabonde" – et ce ton, c'est la voix de Benoît Laborie lui-même, peu en phase avec sa propre existence. Il espère mieux, comme un Folantin qui, dans "A vau-l'eau" de Joris-Karl Huysmans, recherche un bifteck plus goûtu que l'ordinaire. Benoît Laborie emprunte aussi au Rastignac de Balzac lorsqu'il évoque la conquête de Paris. Mais c'est un autre personnage, un vieux rentier installé qui peint au cimetière du Père-Lachaise, qui prononcera le fameux "Paris! A nous deux...".
Paris va-t-elle dès lors échapper à Benoît Laborie? L'auteur installe les contrastes attendus entre un provincial habitué à un certain style de vie et une ville qui se positionne comme une forteresse assiégée, les Parisiens voulant la quitter alors que les horsains ne rêvent que d'y faire leur vie. Le lecteur sourit ainsi lorsqu'il voit Benoît Laborie s'installer dans une maison de rendez-vous où les chambres, chères, sont dotées d'un miroir sans tain. Pas plus que les centaines de personnes qui tentent leur chance dans la Ville lumière, Paris n'attend pas l'Angoumoisin Benoît Laborie, c'est entendu; seul le voyeur placé derrière cette glace lui prête, peut-être, quelque intérêt – en particulier lorsqu'il revient avec une Rachel de rencontre, à moins qu'elle ne soit Bettina ou Emilienne.
Tout bascule à l'occasion d'un crime passionnel auquel Benoît Laborie se trouve intimement mêlé: sa mère tue sa femme, la grave Denise, fugitive lors de la débâcle de 1940. Ce basculement, l'auteur lui donne l'importance qu'il mérite: une nouvelle partie s'ouvre dans ce roman pourtant bref. Le ton change, aussi, comme le regard porté par la société sur Benoît Laborie. Un Benoît Laborie qui n'en tire guère bénéfice: veuf d'une femme assassinée, il reste figurant de sa propre vie, la société parisienne des beaux quartiers s'emparant du procès. C'est pour l'auteur l'occasion de décrire, soudain drolatique, une bonne société hors sol qui voit en Benoît Laborie une sorte de héros romantique factice, peut-être criminel donc dangereux, bien plus qu'un être humain à accueillir en ami ou, et c'est plus grave, en parent.
Et tout s'achève sur une scène de tournage de cinéma, suggérant que tout le propos de "L'humeur vagabonde" n'aura peut-être été que le songe échevelé d'un scénariste – pas même d'un romancier. Mais rien n'est simple lorsqu'il s'agit de démêler le vrai du faux: si "L'humeur vagabonde" était l'œuvre d'un simple scénariste, elle ne recèlerait pas ces quelques solides traces de ce que l'écrivain et blogueur Didier Goux a nommé dernièrement "l'ébriété calembourgeoise" d'Antoine Blondin, une ébriété qui l'a quelque peu saoulé mais qui ouvre, à mon avis, de façon plus ou moins finaude, la porte de l'art poétique astucieux de l'auteur de "L'humeur vagabonde". Ainsi, rien de plus aisé que d'imaginer la médiocrité d'un homme et d'une femme qui se sont rencontrés au travail dans un grand magasin parisien et se retrouvent à ne vivre que les "succursales de la vie", dans un village provincial au nom vite oublié (p. 16). Avant cela, dans ce même esprit, il aura été question (p. 13) de clapiers clandestins et d'une Résistance en peau de lapin...
Rien n'est de trop dans "L'humeur vagabonde", les mots sont pesés pour dire la destinée d'un nouveau Frédéric Moreau, ballotté quelque part entre l'envie du roman sur rien à la Gustave Flaubert et le Nouveau roman qui, lui, assume sans complexe le rejet du héros exceptionnel. Ils éveillent des imaginaires qui parlent aujourd'hui encore, évoquant dans une extrême tension la vie d'un village opposée au Paris frivole des beaux quartiers – deux mondes qui, lorsqu'ils se rencontrent, semblent ne pas parler le même langage, voire le même français. Quant à Benoît Laborie, aura-t-il été un héros? On y croit à peine: il n'aura guère été qu'une créature née des toquades que fait jaillir la rubrique des faits divers. Et qui s'en fout.
Antoine Blondin, L'humeur vagabonde, Paris, La Table Ronde/La Petite Vermillon, 1955/2011.
Je persiste néanmoins dans mon “diagnostic”… ce qui ne veut pas dire que je considère Blondin comme sans valeur, loin de là !
RépondreSupprimerSans doute vais-je retrouver cette "marque de fabrique" dans d'autres romans de cet auteur: j'en ai un ou deux qui n'attendent que d'être lus. Et en effet, c'est un écrivain de valeur!
SupprimerMerci de votre passage par ici!
J'avoue que je ne suis pas très tentée... Merci de cette nouvelle participation au challenge !
RépondreSupprimerAvec plaisir, merci à toi d'animer et d'organiser ce challenge! Je pourrais revenir à cet auteur, mais pas tout de suite. J'ai encore quelques classiques, au sens large, dans ma pile à lire - donc à bientôt!
SupprimerBonne journée à toi.
bonjour, merci pour ce partage. bon mercredi à toi!
RépondreSupprimerBonjour Vae, merci d'être passée et d'avoir laissé un mot! :-)
SupprimerJe te souhaite un bon mercredi également.