Pour donner de la personnalité à ce jeu relationnel, l'auteure place au cœur de son intrigue les personnages de Clémence, nonagénaire un peu à la ramasse question informatique, et Loïc, adolescent hyperactif qui maîtrise les ordinateurs à fond. Il y a là un jeu parfait d'affinités électives entre opposés, où l'on s'entend paradoxalement sans forcément se comprendre. L'auteure a l'art quasi ramuzien – l'humour en plus – de créer pour Loïc, jusqu'à la caricature, un langage jeune impossible mais parfaitement crédible, absolument savoureux, plein de néologismes ("glurpser" pour manger, par exemple) et d'apocopes inédites. Conforme aux canons familiers, la parole sage de Clémence paraît par contraste intemporelle. La romancière questionne dès lors: pour se comprendre, faut-il piger tous les mots?
Entre Loïc et Clémence, se développe une relation de complicité non faussée. Cette relation fait contraste avec le lien que l'auteure dessine entre Loïc et Cara, la figure éponyme, influenceuse curieusement très disponible et impeccable. Qui est-elle? Le lecteur le devine assez vite, mais ce n'est qu'à un moment avancé du récit que l'auteure casse une ambiguïté dont elle explore les potentialités. Ainsi, si Loïc sait exactement de quoi il en retourne, Clémence va se laisser piéger par cette "it girl" – et s'en accommoder. L'auteure a-t-elle emprunté le prénom de cette figure à Cara Delevingne? Peut-être. Mais c'est surtout le sens italien du prénom, "chère", qui va déterminer, par antiphrase ou pas, la relation ambivalente, empreinte de rejet et d'attirance, entre Clémence et Cara.
Pourquoi aime-t-on, après tout, le caractère authentique de la relation entre Loïc et Clémence? L'auteure ne se contente pas de décrire un lien familial reconstruit entre deux êtres abstraits de toute vie réelle. Astucieuse, elle évoque les bons petits plats, les œufs que donnent les quatre poules de Clémence et qui deviennent de délicieuses omelettes. Ce qui ramène Loïc, parfaite graine de citadin qui n'a jamais vu un animal de ferme, vers ce qu'il est: un enfant de la terre, qui a les pieds dans la glèbe et s'en nourrit. Et comprend, lorsque deux poules meurent, que la mort, ça fait aussi partie de la vie.
Des orages pèsent cependant sur ce monde, privilégié l'espace de quelques jours de vacances de Noël. L'auteure, dès lors, n'esquive pas les questions d'actualité au sens large. Si la tempête qui a lieu en 2037 du côté de la Suisse romande rappelle le vieux temps de Lothar, elle témoigne aussi du changement climatique. Et côté tendances en évolution, l'auteure évoque aussi, avec une légère inquiétude, la possibilité d'une sécurité sociale dont le coût dépend des comportements plus ou moins vertueux des cotisants. Une idée qui doit tournoyer, vertigineuse, dans plus d'une personne en ces temps de pandémie: si tu fais comme l'Etat te dit, on te réduit tes primes d'assurance-maladie...
Et par le biais du personnage de Chigiru, dont le rapport avec Loïc et Clémence n'apparaît que peu à peu dans son évidence, la romancière évoque aussi quelques questions sociales liées à la vie d'adolescent. En particulier, elle dessine avec justesse le parcours d'une fille harcelée qui va sortir des clous à son tour, faisant usage de son adresse en informatique. Quant au monde scolaire de 2037, il sera non mixte, féminisme oblige. Mais sera-t-il meilleur? Le lecteur peut se poser la question. Drogues, harcèlement, vies parallèles sur les réseaux sociaux, volonté d'appartenance et de popularité, trucs à la mode: l'auteure évoque page après page les questionnements intemporels du monde scolaire.
Et si Loïc est dynamique, cela se retrouve dans la structure du roman: les chapitres sont courts, ça va vite et l'on ne s'ennuie pas. Mais il n'empêche: en dessinant un monde futuriste à la fois attachant et inquiétant, qui envahit même la domotique à la façon d'un Philip K. Dick dans "Ubik", "Cara", roman d'anticipation à fibre sociale, relance au futur les questions que tout le monde se pose aujourd'hui déjà. Et en particulier celle-ci: quel est l'impact des ordinateurs sur nos contacts, sur leur authenticité et leur humanité? Et c'est sur un "mektoub" que se termine le roman, qui évoque la foi – ouvrant la possibilité d'une résurrection. Laquelle, celle promise par les religions ou celle que vante la technologie? Bien malin qui tranchera.
Sabine Dormond, Cara, Lyon, M+, 2021.
Le site de Sabine Dormond, celui des éditions M+.
Eh bien, c'est une très belle chronique très approfondie et c'est vraiment un plaisir de la lire.
RépondreSupprimerMon commentaire va l'être un peu moins car je n'ai jamais lu Sabine Dormond mais je dois dire que tu (je choisis le tutoiement si cela ne dérange pas ;p)me donnes envie de la découvrir.
Merci du compliment! :-)
SupprimerL'écrivaine Sabine Dormond mérite d'être lue, il y a toujours des questionnements sociaux dans ses textes. Elle a aussi écrit plusieurs recueils de nouvelles.
OK pour le tutoiement, ce sera plus simple - je te souhaite une très belle journée!