jeudi 14 novembre 2019

Indonésie 1960: l'année de tous les dangers sous le regard de Tash Aw

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Tash Aw – C'est en Indonésie que l'écrivain malais d'expression anglaise Tash Aw emmène ses lecteurs avec son roman "La carte du monde invisible". Un ouvrage qui suit les traces d'un enfant adoptif, Adam, à la recherche de ses racines dans le contexte hautement inflammable de l'année 1960 – "l'année de tous les dangers" pour l'Indonésie de Soekarno.


Le titre fait référence à un élément spécifique du roman: l'île où vit Adam De Willigen, chez son père adoptif Karl, peintre néerlandais favorable à l'émancipation du peuple indonésien, est totalement inventée. Non sans humour, l'écrivain lui crée une histoire, conférant au nom de l'île, Nusa Perdo, une étymologie ambiguë. Rien de plus aisé que d'inventer une île dans un pays, l'Indonésie, qui en compte plusieurs milliers... 

Reste que ce monde imaginaire est en phase avec le réel, qu'Adam, dont l'anamnèse d'enfant adoptif est un gage d'épaisseur attachante dès le minutieux chapitre 2, va expérimenter en partant à la recherche de ses racines – quittant en somme, tel un autre Adam, son paradis imaginaire. Paradis de l'île, paradis de l'enfance aussi peut-être.

Du coup, bienvenue dans le monde réel! L'écrivain décrit avec un réalisme affûté l'année 1960 en Indonésie, en particulier à Jakarta, marquée par des soulèvements populaires. On perçoit un rejet des populations occidentales restées en Indonésie après l'indépendance du pays: Néerlandais bien sûr comme Karl, mais aussi Australiens, ou même une Américaine qui ne se sent guère d'attaches. Pour l'auteur, voilà de quoi plonger son lecteur dans l'action, par exemple lorsqu'il décrit les impressions de personnes coincées dans une voiture chahutée au milieu d'une manifestations. Et aussi de quoi interroger les racines parfois enchevêtrées de ceux qui habitent l'Indonésie au milieu du siècle. 

Racines? L'auteur a un regard aigu lorsqu'il s'agit pour lui de mettre en scène les Indonésiens qui s'observent entre eux: un teint, un faciès, un accent ou un parler suffisent à classer telle personne en fonction de son origine: telle île, telle condition sociale. Et par conséquent telles accointances ou hostilités.

Plus généralement, le lecteur va découvrir les différents groupuscules d'obédience marxiste qui agitent Jakarta et l'Indonésie. Pas de lourdes leçons cependant: sans chercher à condamner ou à louer tel ou tel bord, l'écrivain personnalise les sensibilités politiques au travers de personnages beaux, parce qu'on y croit et qu'ils sont bien travaillés. On pense à Din le fourbe, adepte des grandes théories et de l'action violente et terroriste (Adam jouera ce jeu bien malgré lui), pourtant privilégié puisqu'il est un universitaire qui a étudié à Londres. Distillé au fil des pages, son parcours lui confère une belle épaisseur. On pense aussi à Zubaidah, dite Z, animatrice d'un collectif pacifiste qui fonctionne, de façon romantique, autour d'une revue de poésie. Attentats manqués, émeutes, manifestations houleuses: l'auteur dessine tout cela, qui constitue une fresque historique réaliste. 

Le regard de l'auteur n'est pas moins précis sur les personnages occidentaux qui habitent "La Carte du monde invisible". Ceux-ci ont aussi toute l'épaisseur de leur passé, valorisée par un soupçon de caricature. On sourit ainsi en voyant le portrait de Karl De Willigen, peintre médiocre dans la manière de Gauguin, fataliste, vivant justement dans l'île fictive de Nusa Perdo. Ou en observant Margaret Bates, incapable de préparer un repas, chez laquelle Adam, dans sa fugue à la recherche de ses racines familiales (il y a aussi un frère dans l'histoire, Johann...), se réfugie. Elle constitue la porte d'entrée vers le monde où les Occidentaux restés en Indonésie en 1960 vivent – gens d'affaires ou journalistes véreux vivant à l'aise, entre autres.

Un adolescent cherche ses origines alors qu'un pays se cherche une identité: tel est le programme de "La carte du monde invisible". Il en résulte un roman réaliste complexe et flamboyant, porté par une écriture lente, fluide et généreuse, coloré par un contexte politique clairement recréé, coupures de presse à l'appui. Autant dire que le réel de la politique finit toujours par rattraper l'imaginaire d'une île, Nusa Perdo, qu'on aurait crue protégée...

Tash Aw, La carte du monde invisible, Paris, Robert Laffont, 2012. Traduit de l'anglais par Anouk Neuhoff.

2 commentaires:

  1. Il a l'air vraiment bien ce roman, je n'en avais jamais entendu parler.
    Merci pour la découverte !
    Bonne journée.

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    1. Oui, c'est un bon souvenir! C'est un roman assez lent, il faut s'habituer à ce rythme, mais ça vaut la peine de se plonger dans ce contexte peu connu.
      Bonne journée à toi!

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