Claire Genoux – À l'orée d'une forêt, vit une famille guère nommée où Lynx a vu le jour. "Lynx": c'est ce personnage, devenu jeune homme, qui donne son nom au dernier roman de l'auteure suisse Claire Genoux. Le décor est simple: une buvette d'altitude, la maison d'enfance et la forêt. Et la ville, au loin. L'auteure exploite ces lieux pour faire évoluer un nombre réduit de personnages, dans un souci de les explorer à fond et de percer quelques secrets.
Le lecteur est d'entrée frappé par le style de l'auteure. Plus qu'un style, c'est une voix: des phrases chantournées, sensuelles, parfois torturées pour mettre un mot en évidence, ou une expression. La ponctuation contribue aussi au rythme de l'écriture, de même que ces retours à la ligne soudains, qui évoquent la poésie. Rien de trop pourtant dans cette écriture, sobre et taillée au plus juste. C'est que Claire Genoux est poétesse. Comme Lilia, l'un de ses personnages.
Lilia et Lynx: "Lynx", c'est surtout l'histoire de l'approche entre deux personnages que tout rapproche, sauf peut-être leur difficulté à se laisser aller. Ils ont des points communs: l'une et l'autre ont été battus, par un père intransigeant ou par un mari invivable. Lilia a par ailleurs un enfant en bas âge. Qui est le père, d'ailleurs? Le doute est permis, et sans l'excuser, la vérité suggérée explique la violence du violent Marzio.
Les doutes sont également présents en ce qui concerne le décès du père de Lynx, mort des suites d'un accident de bûcheronnage. Accident, vraiment? Là aussi, l'auteure entretient le doute, suggère même, par le biais d'une police peu empressée à mener l'enquête, qu'il vaut mieux douter, laisser planer le brouillard – justement, il y avait du brouillard le jour de l'accident. L'accident était-il un homicide? Il est permis de le penser aussi. Ce qui est certain, c'est que l'auteure ne cache rien de ce que cette mort peut avoir d'abominable, montrant les tripes à l'air qui suppurent, comme pour souligner la déchéance d'un personnage qui a tout du paterfamilias tout-puissant voire violent.
Quant à Lynx, c'est autour de lui que tourne ce roman, et l'auteure dessine son portrait, celui d'un garçon franchement sauvage (donc judicieusement nommé), taiseux (les dialogues sont rares dans le livre, pour ne pas dire inexistants), peinant à respecter des règles de société telles que la ponctualité. A ce titre, son alter ego, Didier, qui tient la buvette et cadre parfois Lynx, joue un rôle de contraste en le cadrant. Lynx, c'est aussi l'un des personnages qui n'ont pas de vrai prénom dans ce roman, à l'instar de Père et de Maman – ce qui les distingue de ceux qui ont un prénom et semblent, du coup, bien ordinaires, voire interchangeables à l'instar des filles de la ville: "Les Rachel, les Anélia et les Véro ont toujours quelque chose qui leur tombe de la bouche, des phrases toutes faites et des formules." (p. 24).
Mais Lilia, c'est différent. Et par la plume, elle apparaît comme le double de la mère de Lynx, une mère dont le prénom sera, on l'apprend en fin de roman, Lily-Anne: cette mère a écrit, comme Lilia, qui écrit la vie de Lily-Anne avec passion, comme pour conjurer un passé. Cela contribue au rapprochement avec Lynx, alors qu'autour d'elle, les hommes sont généralement pragmatiques, peu portés sur l'écriture littéraire, jugée inutile – on pense à Marzio, bien sûr, mais aussi à Père: "Père n'aimait pas qu'elle s'enferme seule au premier pour faire de l'écriture et des poèmes dans des carnets tout sombres, qu'elle ait comme ça sur elle cette vue, depuis l'intérieur, cet espace pour s'installer. Père, ça le porte à l'agressivité, ça lui donne les nerfs ces moments de pause qu'elle s'accorde, qui sont pris sur le temps du ménage et du maintien de la maison"(p. 28).
Et puis il y a la moto, le rêve d'un voyage au Maroc. Une volonté de se fuir soi-même? En tout cas, cela représente l'envie de fuir un monde oppressant, celui de la maison d'enfance, où Lynx a vécu une enfance sans tendresse que le lecteur découvre peu à peu. Mais Lilia est là, avec l'enfant, l'écriture et l'amour, et l'approche avec Lynx a tout d'un apprivoisement réciproque, tant des corps que des esprits. Et en fin de roman, l'auteure laisse l'histoire d'amour commencer... sans la raconter: après tout, peu importe. L'essentiel, après tout, c'est le chemin pour y arriver.
Claire Genoux, Lynx, Paris, José Corti, 2018.
Lu par Francis Richard.
Le site des éditions José Corti.
Très belle conclusion.
RépondreSupprimerC'est aussi un très beau roman, très écrit, de l'orfèvrerie littéraire. A découvrir!
Supprimer