mercredi 5 septembre 2018

Un roman avec des vrais morceaux de Christine Angot dedans... entre autres

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Charles Nemes – Comment vivre sa vie, lui donner un sens, ou pas, lorsqu'on est un traducteur technique retraité de plus de soixante ans? La littérature peut-elle être une porte de sortie honorable, ou faut-il autre chose? Qu'en est-il de la famille et des bisbilles? Que de questions! Celles-ci traversent "Une si brève arrière-saison", dernier roman de l'écrivain, réalisateur et scénariste Charles Nemes.

Il est permis, bien sûr, de présenter ce brave traducteur, Jacques. On le sent velléitaire, perdu dans d'énormes projets à deux balles qu'il ne concrétise jamais. Un caractère velléitaire qui prend sa forme dans la manière dont il entend appréhender le personnage de Christine Angot, oui, la vraie, qu'il a vue quelquefois dans des bistrots parisiens. Jamais au bon moment, bien sûr. Le voilà réduit à prendre des notes dans son coin, tel le ver de terre amoureux d'une étoile.

Du point de vue physique, cela n'ira pas loin, Jacques étant complexé par une certaine forme de "panne des sens", comme dirait Romain Slocombe dans "Léon Sadorski et l'ange du péché". Cette panne, cette impuissance disons-le, fait écho à la panne d'écriture de Jacques, coincé par des phrases présentées comme exigeantes mais finalement peu intéressantes dans la mesure où elles ne sont que des pièces de puzzle qu'aucun contexte ne fait chanter. Seul un rêve, peut-être, donnera au lecteur un aperçu des dérisoires fantasmes de Jacques.

Face à ce professionnel anonyme, évolue la scénariste Adèle. Si le vieux Jacques court après ses rêves de romancier célèbre, la jeune Adèle rêve d'être une scénariste fameuse, collaborant avec des dessinateurs à succès. Ces deux-là sont faits pour s'entendre: tous deux aimeraient aller plus loin; l'auteur, mine de rien, dessine une sorte de bulle autour d'eux, protectrice des rognes familiales et d'un monde qui ne leur donne pas ce qu'ils attendent. Mais s'étant trouvés sur le thème de la bonne musique, ils ne parlent guère de littérature, jusqu'à ce qu'un événement grave les incite à aborder franchement une terrible expérience: l'attentat islamiste du 13 novembre 2015 au Bataclan.

Quelle subtilité, dès lors, chez l'écrivain! A la fois sobre et d'une logique implacable, à mots choisis, l'écrivain dessine les mouvements de la psychologie de ses personnages autour de l'attentat: se reconstruire, reculer dans sa démarche, avoir peur de tout, trouver des moyens de se soigner: alors que le copain d'Adèle se réfugie dans les jeux vidéo violents, Adèle s'effraie de tout bruit rappelant celui d'un coup de feu. On sent ainsi des vies qui cherchent à se reconstruire, chacune à sa manière. C'est que nous sommes tous différents.

Est-il encore possible, dès lors, d'écrire un truc énorme et fantasmé sur Christine Angot après le 13 novembre 2015? Surtout de la part d'un aspirant écrivain qui ne peut pas? Réaliste, pragmatique même, l'auteur rebondit sur une tribune de l'écrivaine dans "Le Monde" pour donner un virage à son roman. Et l'issue suggère que l'essentiel est de vivre, en définitive. Quitte à prendre des risques. Ou de mourir? Les pulsions suicidaires que Jacques ressent sont aussi un fil rouge de "Une si brève arrière-saison". Fil rouge qui lorgne vers de douteuses audaces littéraires à la André Breton (tuer Christine Angot, tiens, paf, réaliser le crime gratuit, puisqu'il n'est pas possible de la baiser! Eros et Thanatos, sortez de ce corps...), entre autres. Mais l'existence donnera à Jacques le velléitaire, Jacques le suicidaire, Jacques à qui l'on s'attache quand même, l'occasion de donner un sens à sa mort.

Adoptant longtemps les airs naturels et tièdes de la narration d'une tranche de vie, "Une si brève arrière-saison" gagne en puissance en creusant peu à peu les tréfonds des âmes de ses personnages. Des personnages dont le caractère particulier naît précisément de leur statut parfaitement ordinaire, où se côtoient les envies non assouvies d'un presque vieillard et les appétits d'une jeunette qui n'a pas encore tout à fait renoncé à courir après sa légende personnelle – une quête financée par papa et maman, c'est important en l'espèce, puisque cela rappelle qu'Adèle n'est pas libre, quoi qu'elle veuille bien dire. "Une si brève arrière-saison" s'avère ainsi un roman amer, plongeant dans l'inassouvissement des gens qui vivent à notre époque sous nos contrées.

Charles Nemes, Une si brève arrière-saison, Paris, HC Editions, 2018.

Le site de HC Editions; merci pour l'envoi! Livre reçu par l'entremise d'Agnès Chalnot, que je remercie aussi! 

Lu par Biblio, GoliathLailai, Nanou.



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