vendredi 22 juin 2018

"Skoda", la vie, la mort et les genres chamboulés

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Olivier Sillig – Optimisme, pessimisme ou juste dynamique tragique? C'est dans ces eaux-là que navigue avec finesse "Skoda", roman de l'écrivain suisse Olivier Sillig, paru à Paris en 2011. Avec à peine cent pages, d'ailleurs, est-ce un roman ou une longue nouvelle? Ou un conte, même? On peut en débattre: les personnages marquants sont peu nombreux, le monde dans lequel ils évoluent est flou, même s'il fait penser, entre autres par les prénoms évoqués, à cette ex-Yougoslavie qui a connu la guerre dans les années 1990.


L'argument est simple: dans un pays en guerre, un jeune homme se retrouve seul survivant d'une de ces catastrophes qu'on ne connaît que trop bien. Seul? Pas tout à fait: un enfant survit, encore pendu au sein de sa mère morte, trop belle cependant pour l'être. Il embarque donc le nourrisson, initiant une courte road story à travers un pays dévasté. Et il le baptise Skoda parce qu'il a une voiture sous les yeux à ce moment-là.

Liquides nourriciers
Eau, lait: deux liquides nourriciers s'il en est. Ceux-ci vont irriguer "Skoda", isolément ou de façon mêlée, comme des leitmotiv suggérant que la vie, quel qu'en soit le carburant, doit se poursuivre. L'élément le plus évident est le mélange d'eau et de lait que Stjepan, le jeune homme qui a pris Skoda en charge, donne à boire à l'enfant, dans des sacs en plastique percés. Et bien sûr, il y a cette ultime péripétie, terrible mais finalement porteuse d'espoir, qui se déroule dans un camion transporteur de lait, à la merci de toutes formes de violences guerrières: il s'agit d'un acte meurtrier, mais où la vie humaine a quand même sa chance.

Le thème du lait se décline aussi au travers du lait maternel, nourricier d'où qu'il vienne. Stjepan se retrouve ainsi dans un village où les femmes sont les plus nombreuses, les hommes étant partis au combat. Il se trouve une jeune mère pour nourrir l'enfant... et celui qui l'a pris en charge aura aussi sa part, dans un simulacre de famille qui ne dure que quelques jours: la paix est fragile, elle n'est qu'illusion. Et elle apparaît comme le fait des femmes, qui tirent des chars plus lourds qu'elles ou font vivre les villages.

Les genres brouillés
Hommes, femmes: cette dualité stricte est mise en échec dans "Skoda", dès le départ, lorsque Stjepan décide de donner un nom à l'enfant: à ce moment précis, il ne sait pas le sexe de celui-ci, mais se dit que Skoda, le nom d'une marque de voiture, pourrait lui convenir dans tous les cas. Ainsi est réinventé le prénom épicène! Et le roman réserve quelques réactions, où domine la bienveillance.

De façon plus pragmatique, Stjepan endosse conjointement les rôles traditionnellement donnés au père et à la mère: ses sacs en plastique remplis de lait coupé d'eau sont des simulacres de sein, et en conduisant la voiture, il joue un rôle de leader découvreur, dynamique, qu'on peut juger plutôt masculin. Enfin, comme dit, la guerre, en prélevant son tribut d'hommes morts au combat, a chamboulé les rôles traditionnellement genrés de la vie villageoise.

Il est permis aussi de voir dans la scène où Stjepan se fait violer par un douanier une manière d'interroger la manière de vivre son genre: si l'esprit et le cœur de Stjepan trouvent l'acte abject, son sexe ne peut s'empêcher de s'ériger. Erection, symbole d'un consentement qui n'est pas, si ce n'est d'un point de vue marchant... mais qu'on peut aussi lire comme une attirance inconsciente, refoulée mais qui refait subitement surface, de Stjepan pour les gens de son sexe. Cela, par-delà des conventions sociales que la guerre a, peut-être, remises en question. 

Sobriété pour une vie qui se bat
Face à cette vie qui se bat, bien sûr, il y a des morts aussi, des morts déchirantes, des sacrifices même, à l'instar de Marija et de sa sœur Jasna. Ces morts sont le contrecoup d'une vie plus intense, où les attirances mêmes sont plus fortes: si Marija jouit en confiance avec Stjepan, Jasna use de son charme comme d'une arme de guerre. Marija? C'est un rappel de la Sainte Vierge, figure du reste présente au travers d'une fontaine à son effigie, source d'eau nourricière. La vie, toujours...

... une vie dont l'auteur dessine le cheminement tortueux mais toujours vainqueur au travers de "Skoda", ce court roman écrit avec sobriété, où chaque mot est choisi, tant pour ce qu'il veut dire que pour ses connotations puissamment expressives. Tout cela, pour dire que si dure que soit la route, si mince qu'il soit, l'espoir est toujours au bout du chemin.

Olivier Sillig, Skoda, Paris, Buchet Chastel, 2011.

Le site d'Olivier Sillig, celui des éditions Buchet Chastel





4 commentaires:

  1. J'ai dû relire mon billet pour me remettre en mémoire ce roman que j'avais totalement oublié. Mais du coup, après avoir également lu ton billet, cela me donne envie de m'y replonger !

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    1. Ah, carrément! :-) J'ai lu d'autres livres de cet auteur ces derniers temps, absolument savoureux, et du coup, j'ai repris ce vieux livre dans ma pile à lire. Belle surprise que cet écrivain, qui sait être tragique, comme ici, mais aussi drôle, dans d'autres romans.

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  2. Comme Liliba, j'ai vraiment oublié ce roman (il est court aussi…) mais je me souviens avoir beaucoup aimé!

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    1. C'est court en effet, et fort aussi! Mine de rien, c'est un écrivain dans lequel il est intéressant de se plonger. Bonne découverte donc!

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