lundi 4 juin 2018

"Anticyclone", des tensions dans la chambre froide

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Carole Dubuis et Stéphanie Klebetsanis – Marcel est mort. C'est le patriarche. C'est le boucher, aussi, un patriote, celui qui a tenu la boutique pendant des années, en tant que patron pas forcément soucieux de transparence. Mais avec Dieu, la mort est la chose la plus antispéciste du monde... Qu'un gaillard pareil passe l'arme à gauche, et cela suffit pour fonder une pièce de théâtre. Proposée au public romand au mois d'avril dernier par la troupe de théâtre Pulloff, la pièce "Anticyclone" a paru aux éditions BNS Press sous la forme d'un livre court qu'on lit rapidement mais qui invite à visualiser les décors et les personnages. Les dramaturges romandes Carole Dubuis et Stéphanie Klebetsanis sont à la manœuvre pour faire vivre, si l'on ose ainsi le dire, les heures qui suivent un décès. Celles-ci sont présentées comme un temps intime, tendu, propice à ce qu'éclatent les conflits.

La dramaturgie impose un lieu confiné: ce sera la boucherie de Marcel, et plus précisément la chambre froide, ce frigidaire où l'on garde les pièces de viande à conditionner puis à vendre. On peut imaginer qu'il fait froid sur scène... Plus sérieusement, en indiquant que la dépouille de Marcel sera conservée ici faute de mieux, les auteures réduisent cet espace qui sépare l'homme et l'animal: au fond, un cadavre d'animal ou un cadavre d'homme, quelle différence? Tout cela, ce n'est que de la viande froide. Face à la mort, tout être vivant est égal.

Les auteures ne vont cependant pas jusqu'à l'indifférenciation pure et simple entre animaux humains et non humains. Cela, par le biais du rapport à l'au-delà. L'élément le plus patent dans ce récit en la matière, c'est Amir, celui qui prie avec un peu trop de zèle pour le repos de l'âme de Marcel, selon le rite musulman. L'islam aurait-il conservé un lien au sacré qui fait défaut à nos sociétés sécularisées? C'est en tout cas ce rôle que les écrivaines lui donnent dans "Anticyclone". Cela, non sans lancer quelques piques à l'encontre de l'actualité politique de la Suisse – ce pays où, on le sait, il est interdit de construire de nouveaux minarets.

Mais ce lien au sacré a quelque chose de suspect, dans la mesure où Amir est présenté comme l'hériter de la boucherie de Marcel. Soupçon xénophobe? Le texte autorise cette lecture. C'est là, en tout cas, que s'affirme une certaine hypocrisie de la part de la descendance du boucher: pourtant peu intéressés à reprendre l'affaire, les héritiers naturels suspectent Amir de détournement d'héritage. En pointe dans ce soupçon, se profile le personnage clé de cette pièce, Patrick, construit aux limites de la folie, qui requiert, on s'en doute, un comédien de puissante ampleur.

Voilà un drame familial qui, mine de rien, interroge aussi quelques mythes suisses, récents ou immémoriaux: après tout, Marcel le boucher est décédé la veille de la fête nationale (qui tombe le premier août en Suisse) et est présenté comme un patriote: ses pâtés sont ornés de drapeaux suisses. Tension il y a donc entre l'envie du pays, l'inspiration de l'au-delà à travers l'islam (qui serait l'avenir spirituel de la Suisse? A discuter, mais je reste sceptique) et une jeune génération nombriliste, à la fois accrochée à la valeur symbolique d'un héritage pourtant perçu comme encombrant (la boucherie) et préoccupée par des choses terrestres voire futiles: il y a le voyage, pour Gilles, à qui l'on reproche de n'avoir pas de téléphone portable, l'océanographie pour Marion (vocation présentée comme singulière pour une Suissesse) ou l'illusion de la carrière du théâtre pour Christian, ami de la famille.

Dès lors, qui est sincère dans cette histoire? L'héritier désigné est suspect de captation d'héritage, ses enfants sont désintéressés mais pas tant que ça, et Irène, la jeune veuve, a de la peine à défendre la mémoire du défunt. Quel beau panier de crabes! Les auteurs confèrent aux personnages des voix travaillées de façon forte, exprimant les choses cash, affirmant sans complexe un parler romand qui contribue à la vigueur des échanges. Et sous le soleil du dernier jour de juillet ou du premier jour d'août, faudra-t-il qu'il y ait un cadavre de plus? Voilà une question qui donne tout son sens à cette pièce d'un peu plus d'une heure, tendue comme une corde à violon.

Carole Dubuis et Stéphanie Klebetsanis, Anticyclone, Lausanne, BSN Press, 2018.

Lu (et vu) par Francis Richard.
Le site de Carole Dubuis, celui de Stéphanie Klebetsanis, celui des éditions BSN Press.

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