dimanche 2 mars 2025

Dimanche poétique 681: René-François Sully Prudhomme

Corps et âmes

Heureuses les lèvres de chair !
Leurs baisers se peuvent répondre ;
Et les poitrines pleines d'air !
Leurs soupirs se peuvent confondre.

Heureux les coeurs, les coeurs de sang !
Leurs battements peuvent s'entendre ;
Et les bras ! Ils peuvent se tendre,
Se posséder en s'enlaçant.

Heureux aussi les doigts ! Ils touchent ;
Les yeux ! Ils voient. Heureux les corps !
Ils ont la paix quand ils se couchent,
Et le néant quand ils sont morts.

Mais, oh ! Bien à plaindre les âmes !
Elles ne se touchent jamais :
Elles ressemblent à des flammes
Ardentes sous un verre épais.

De leurs prisons mal transparentes
Ces flammes ont beau s'appeler,
Elles se sentent bien parentes,
Mais ne peuvent pas se mêler.

On dit qu'elles sont immortelles ;
Ah ! Mieux leur vaudrait vivre un jour,
Mais s'unir enfin ! ... dussent-elles
S'éteindre en épuisant l'amour !

René-François Sully Prudhomme (1839-1907). Source: Bonjour Poésie.

samedi 1 mars 2025

Matteo di Genaro: une enquête en BMW à travers les rues de Naples

Antonio Albanese – Orchestrée par l'écrivain Antonio Albanese, la cinquième enquête de Matteo di Genaro emmène son lectorat dans les Quartiers Espagnols de Naples, où un homme âgé qu'il connaît est mort par quatre balles, quatre jours avant ses cent ans. Qui a frappé? Le narrateur, aux prises avec ses propres démons, mène l'enquête, à sa manière.

Ce n'est pas le moindre des mérites de ce court roman aux ambiances policières: Naples s'y dévoile avec franchise, quitte à jouer avec les clichés qui lui collent à la peau. L'auteur l'évoque en hexasyllabes rapides l'espace d'une longue stance, en révèle certaines rognes nées du rejet de l'étranger, surtout s'il vient d'Afrique du Nord. Il sera aussi question, parfois, de spécialités culinaires locales, pizza incluse, mais là n'est pas l'essentiel du propos. Enfin, et ça claque bien, l'auteur fait assaut de dialecte napolitain lorsqu'il s'agit de faire parler certains de ses personnages. 

L'auteur, en effet, crée avec "On achève bien les centenaires" un roman fondé sur des secrets de famille qu'une approche littéraire, nominaliste, finira par dénouer. Ces secrets, l'intrigue les situe dans le temps de la Seconde guerre mondiale, au temps où les goumiers, soldats marocains guidés par Alphonse Juin, se lancent dans la libération du Mont Cassin – quitte à violer tout ce qui bouge, avec la bénédiction du général. L'auteur ne manque pas d'évoquer les différentes lectures d'un épisode douloureux et dérangeant, rappelant ce qu'en a dit Alberto Moravia tout en évoquant les arguments d'une extrême-droite actuelle, prompte à en faire sa propre lecture, favorable au régime fasciste quitte à ce que cela paraisse contradictoire.

Contradictoire? C'est bien le personnage principal du roman, ce bon vieux Matteo di Genaro, qui apparaît le plus dissonant dans ce récit, au-delà de quelques traits caractéristiques: nous le savons, le bonhomme est richissime, bisexuel (et crédible en tant que tel pour le lecteur!) et affublé d'une filleule nommée Lea. On le découvre à la fois libéral et conservateur pour ce qui concerne la langue, et désireux d'assener sa vision du monde sur certains aspects, ce qui fait de lui un moralisateur plutôt qu'un moraliste (pour trancher, voir la note 29, p. 69): l'intrigue implique-t-elle vraiment de partager l'opinion de Matteo di Genaro sur, mettons, Giorgia Meloni (note 14)? Ou aussi, a fortiori, sur des choses au sujet desquelles, sur le principe en tout cas, on est un peu toutes et tous d'accord?

Car, oui, "On achève bien les centenaires" se démarque aussi par une avalanche de notes de bas de page, étagées sur plusieurs niveaux à plus d'une occasion. On pense à San-Antonio pour l'idée, on pense à David Foster Wallace pour le foisonnement, on pense même à Jacques Guyonnet pour la parenté helvétique. Mais dans ce roman, force est de relever que ces notes servent surtout à expliciter, de manière paternaliste face à un lecteur présumé demandeur d'explications (lire: ignorant), des références complexes et à créer, parfois, un dédale qui nuit au caractère percutant d'une intrigue a priori accrocheuse. N'y aurait-il pas eu une manière plus habile de faire passer certains messages ou informations?

Le lecteur retrouve dans "On achève bien les centenaires" un Matteo di Genaro fidèle à lui-même, personnage pétri de contradictions assumées, vivant de ses dissonances cognitives. Il apprécie de le voir, vaguement ridicule, chevauchant une motocyclette de marque BMW faisant l'objet d'une quantité incroyable de métaphores bovines, entrelardées de références au passif nazi de la marque. Mais voilà la dernière question, posée par un blogueur qui, sans être lui-même motard, a été ami avec nombre d'entre eux il y a quelques lustres: pourquoi tant de haine face à cette marque bavaroise?

Antonio Albanese, On achève bien les centenaires, Lausanne, BSN Press, 2025.

Le site d'Antonio Albanese, celui des éditions BSN Press.