mercredi 24 juillet 2024

"Sixième Suisse": un sixpack de bières pour les agités de la cannette

Federico Rapini – La cinquième Suisse, on se souvient de ce que c'est: ce sont les Suisses établis hors de leur pays. Mais la sixième? C'est autour de ce mystère que l'écrivain, journaliste et acteur politique Federico Rapini développe l'intrigue de son premier roman, "Sixième Suisse", bel exemple de développement des dégâts que peut causer une information infondée, amplifiée par les réseaux sociaux. Et là, on est au niveau de l'incident diplomatique entre les Etats-Unis et la Suisse...

Tout commence en Suisse, avec la mise en scène d'un groupuscule extrémiste de droite, présenté comme une équipe de bras cassés avides de bière dont le romancier prend cependant soin de dessiner les profils avec une profondeur certaine: entre les membres, on sent que ça va péter, tôt ou tard. Le leader de l'équipe, c'est Jonas Schmidhauser, un gars au tempérament histrionique, à l'origine, avec "Honneur et Patrie" (c'est le nom de la société), d'une pétition contre l'installation d'un hébergement de réfugiés à Wynigen, un patelin que seuls les cheminots et les postiers connaissent, non loin d'une localité un peu moins méconnue, Berthoud – en allemand Burgdorf.

Et hop: par un concours de circonstances peu clair mais porté par les réseaux sociaux, l'action de "Honneur et Patrie" entre en résonance avec la déclaration de sécession d'une ville imaginaire du Rhode Island, New Burgdorf, désireuse de devenir suisse. Ajoutons à cela un président des Etats-Unis éruptif et adepte des réseaux sociaux, nommé Gus Kolven: la crise est programmée. 

Il est permis de deviner, sous les traits de ce personnage, un certain Donald Trump, même s'il apparaît que l'ancien et peut-être futur président des Etats-Unis n'est pas la seule source d'inspiration de l'auteur. Le fonctionnement clanique de l'entourage de Kolven, en particulier, fait plutôt penser à la famille Le Pen, en France pour le coup. Enfin, le prénom "Gus" est celui d'un des personnages de l'univers des canards de Walt Disney... celui de l'oncle Donald, et le nom "Kolven" signifie "ballon" en néerlandais. Signe que le président Gus Kolven, d'ascendance batave, serait une baudruche?

Côté vision du monde, le lecteur peut regretter que l'auteur insiste parfois trop sur la nullité de ses personnages: ce sont des abrutis, il suffit de les voir agir pour le comprendre. A moins que l'auteur ne tienne à dire au lecteur ce qu'il doit penser? C'est un sentiment diffus qui apparaît entre les lignes, d'autant plus que les quelques personnages que le lecteur voudrait placer à gauche de l'échiquier politique sont dessinés de façon sympathique: Gene Yard, maire démocrate de New Burgdorf, n'a pour ainsi dire pas de défauts. Cela dit, l'auteur, optimiste, croit en la possibilité d'une évolution, d'une rédemption même, de certains de ses personnages – sans préciser vers quoi ils vont aller, ce qui donne une fin qui, aux yeux du lecteur, laisse quelques questions en suspens.

Du côté des interactions humaines, cependant, l'auteur réussit un coup habile en construisant, sur trois sites distincts, des situations qui résonnent singulièrement entre elles au gré des péripéties. Qu'on vive dans une petite ville américaine, dans un village de la campagne bernoise ou à la Maison-Blanche, les ressorts de pouvoir et les bas instincts des humains sont les mêmes, et les costards-cravates ne les rendent pas plus élégants. 

On s'amuse au fil des pages de "Sixième Suisse", politique-fiction aventureuse baignée par la bière et les messages instantanés sur les réseaux sociaux, prompts à enflammer les esprits comme l'un des personnages aura enflammé une brasserie artisanale. Les allusions à l'actualité plus ou moins récente sont présentes, qu'il s'agisse de la tentative de prise du Capitole à la fin du mandat de Donald Trump ou du bretzel (presque) tueur de George W. Bush. Sur un ton travaillé dans un mode familier facétieux, l'auteur sait par ailleurs restituer le terrain de manière réaliste, qu'il parle de la Suisse (alémanique! Ce n'est pas tous les jours qu'un écrivain romand évoque ce qui se passe de l'autre côté de la Sarine...) ou des Etats-Unis. Un auteur à suivre? A dévorer en tout cas, idéalement face à un plat de homard arrosé d'une bière artisanale aux arômes de chocolat.

Federico Rapini, Sixième Suisse, Lausanne, Les Editions Romann, 2024.

Le site des éditions Romann.


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