Emmanuelle Favier – Premier roman d'Emmanuelle Favier, "Le courage qu'il faut aux rivières" assume son caractère de fiction, fondé sur la tradition pourtant bien réelle des "vierges jurées", présente en Albanie entre autres, et qui veut que certaines femmes, en certaines circonstances, renoncent à leur condition de femme – dans le contexte d'une société clairement patriarcale. Au travers de quelques personnages, la romancière imagine ainsi ce que peut être une telle existence.
On le comprend: vivre comme un homme à la suite de diverses circonstances pas forcément volontaires, ça peut avoir ses avantages. Les vierges jurées mises en scène dans "Le courage qu'il faut aux rivières" ont ainsi le droit de fumer, s'habillent comme des garçons. L'auteure relève que Manushe, l'un des personnages, porte une montre: c'est innocent vu comme cela, mais dans un tel contexte, c'est le fait d'un homme, les femmes n'étant pas autorisées à en porter. Ces "avantages" symboliques n'enlèvent pas de la tête du lecteur tout ce qu'une telle existence peut avoir d'aliénant.
"Le courage qu'il faut aux rivières" met en scène des femmes qui sont contraintes de vivre un sexe, ou un genre, qui qui leur a été assigné et n'est pas le leur. La première partie est vue à travers le personnage de Manushe, villageoise vivant en homme et n'ayant connu que cela. Tout bouge dès lors qu'Adrian fait irruption dans sa vie: elle doit l'héberger, et une relation trouble, dépassant les devoirs sacrés de l'hospitalité, s'installe entre ces deux personnages. Et pour que le trouble ne soit pas là où le lecteur le croit, l'auteure joue un jeu à double détente: en effet, Adrian n'a pas le genre de son prénom, ni celui de ses manières galantes. Ce que la grammaire, fluide au fil du roman, louvoyant entre il et elle, souligne.
Dès lors, alors que le lecteur s'est attaché à Manushe dans la première partie du livre, c'est Adrian qui va prendre toute la lumière dans la deuxième partie du livre, la plus longue aussi. Celle-ci va détailler ce que peut être la vie d'une femme qui vit en homme, qui a été conditionnée pour le faire et qui, de façon coutumière, n'a pas le droit de revenir à son sexe biologique. L'auteure place face à face un village et une ville. Si le village apparaît évidemment engoncé dans des traditions d'un autre temps, la vie en ville ne s'est pas radicalement débarrassée des vieux réflexes non plus.
Astuce d'écriture: la troisième partie renoue avec la première, avec le point de vue d'Adrian cette fois-ci – on le relève au plus tard lors de la première réplique d'Adrian, déjà vue au début du roman. Et l'ouvrage repart, évoquant la promesse d'une autre vie, entre deux personnages, Manushe et Adrian, que la vie a intimement soudés, qui se sont réapproprié leur corps et sont enfin au clair avec elles-mêmes.
Pour ses personnages, l'auteure dessine un contexte aux allures archaïques et immuables en allant à l'essentiel, aux personnages et aux choses de toujours. Les traits de modernité, une montre ou une voiture, paraissent dès lors presque anachroniques. Jamais l'auteure ne juge, et c'est là sa force: elle se contente, et c'est beaucoup, d'observer ces personnages évoluer dans ce contexte, vivant avec les injonctions d'une société étrange qui impose un certain trouble dans le genre.
Emmanuelle Favier, Le courage qu'il faut aux rivières, Paris, Albin Michel. 2017.
Le site des éditions Albin Michel.
Lu par Antigone, Ariane, Butcher Book, Domiclire, Emma, Femmes de lettres, Gambadou, Itzamna, Henri-Charles Dahlem, Je lis et je raconte, Jostein, Lailai, La Marmotte à lunettes, Léa Touch Book, L'Ivresse littéraire, Madimado, Marie-Eve, Mes mots mes livres, Murielle, Nicole Grundlinger, Noémie, Sabeli, Une souris et des livres.
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