Frédéric Lamoth – Sont-ce des Mémoires, ou plutôt des fragments de vies dont le point commun est d'avoir traversé la Seconde guerre mondiale? L'écrivain et médecin romand Frédéric Lamoth choisit, dans un roman qui a les allures d'une succession de nouvelles, d'évoquer les résonances que la Seconde guerre mondiale a eues en Suisse. Alors certes, le titre est maladroit: "Le Cristal de nos nuits" rappelle trop fortement un dramatique pogrom qui n'a pas touché la Suisse et n'est pas même évoqué dans le livre. Reste que la narration s'avère intelligente et fluide, suffisamment pour que le lecteur s'intéresse à ce qui se passe et joue le jeu des méandres du récit.
L'absence apparaît comme le fil rouge des pages du "Cristal de nos nuits". Absence des hommes bien sûr, avant tout, sachant cependant que ceux-ci, en Suisse, ne sont guère morts au champ d'honneur entre 1939 et 1945 – encore que. Il sera donc surtout question d'hommes mobilisés pour attendre un ennemi potentiel, ou alors de cet ivrogne mort après avoir dégringolé dans un ravin – excité certes par des militaires en faction. Ces absents, souvent partis hors conflit, ce sont donc des pères, des maris, des amoureux. Untel est même parti sur le front de l'est avec l'armée allemande, et l'on ne sait même pas s'il y est mort.
De ces absences, l'écrivain fait émerger des secrets, travestis par des mensonges qui permettent aux adultes de ne pas dire directement la mort ou l'incompréhension aux enfants. Du coup, sans qu'on sache pourquoi, certains personnages surréagissent et refusent des choses habituelles: une mère qui a menti à son enfant refuse ainsi qu'on parle d'aviation en sa présence parce qu'elle a inventé un destin héroïque d'aviateur au papa disparu. Tout cela sonne vrai et sensible.
Que ce soit dans les palaces montreusiens ou dans la rudesse des montagnes, l'auteur conçoit donc des destins de personnages installés en Suisse et pourtant marqués par la Seconde guerre mondiale. L'auteur les fait résonner avec des épisodes de la grande histoire, quand elle vient frapper la Suisse romande, comme sans faire exprès: épisodes belliqueux du côté de Saint-Gingolph, avion écrasé dans les montagnes autour de Genève. Il sera aussi question des réfugiés en Suisse, anonymes ou célèbres, admis ou non. Parmi eux, la figure de Wilhelm Furtwängler apparaît comme un zénith du roman "Le Cristal de nos nuis".
Zénith en effet, puisque l'auteur lui consacre tout un chapitre, détaillant ses interprétations de chef d'orchestre, entre autres à la Tonhalle de Zurich. Adoptant un ton d'historien, le portrait se fait particulièrement précis, et cherche à montrer de ce chef d'orchestre l'image d'un opposant farouche au nazisme. Cela, afin d'amener une image nuancée d'un musicien qu'on a volontiers associé au régime hitlérien. L'évocation du grand chef d'orchestre allemand, souverain dans la Neuvième de Beethoven, fait du reste écho à la musique du pianiste de bar amoureux qui occupe le début du livre. Ce n'est là qu'une résonance, la plus évidente peut-être, d'un livre qui joue de façon plus ou moins serrée sur les rapports entre de nombreux personnages.
Soigné dans l'écriture, laissant apparaître des personnages confrontés à la réalité d'une époque de guerre à la fois vue de loin et susceptible de s'imposer, "Le Cristal de nos nuits" est construit comme une succession d'histoires discrètement liées entre elles, qui prennent surtout l'allure d'une narration de rêves introduits par des paragraphes imaginatifs en italiques qui suggèrent que quelque chose va se passer... sans qu'on sache trop quoi. Mais les Mémoires, ou plus précisément les souvenirs, flous ou non, baignés de musique par moments, y pourvoiront.
Frédéric Lamoth, Le Cristal de nos nuits, Orbe, Bernard Campiche, 2019.
Le blog de Frédéric Lamoth, le site des éditions Bernard Campiche.
Lu par Francis Richard.
C'est pourtant pas un thème que j'apprécie de lire mais, cela m'intrigue par ce que tu en dis alors... pourquoi pas ?
RépondreSupprimerBonne journée, à bientôt !
Un beau roman; et la guerre vue de Suisse, c'est effectivement particulier. Le pays était neutre, mais a bien senti les effets du conflit quand même. Il y a de ça dans ce livre.
SupprimerSur les "résonnances que la Seconde guerre mondiale a eue en Suisse":
RépondreSupprimer- "La Suisse, l'or et les morts" de Jean Ziegler.
- "Business helvétique et IIIe Reich" de Daniel Bourgeois.
Je ne connais pas le Daniel Bourgeois que vous évoquez, au contraire du livre à charge de Jean Ziegler. A cette époque-là, ont également paru des ouvrages comme "La Suisse présumée coupable" de Marc-André Charguéraud, ou "Une autre Suisse" de Jean-Pierre Richardot, qui apportent des nuances. Et dans le domaine du roman, il y a "Les Frontalières" de Mousse Boulanger.
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