Fabio Benoit – Ah, il ne fallait pas le chercher, celui-là! Les thrillers mettent volontiers en scène des personnages qui s'en prennent à d'autres. Mais pour le coup, Angelo Chiesa, dit Angel, n'a pas envie qu'on l'emmerde, et il le fait savoir. Un réveille-matin agaçant, une bagnole pliée: il n'en faut pas plus pour que démarre "Mauvaise personne", premier roman de Fabien Benoit.
Passons rapidement sur ce qui peut décevoir... L'auteur se complaît parfois dans de longues pages théoriques, par exemple lorsqu'il transcrit le devoir d'un enfant sur l'histoire Suisse: on croirait lire Wikipedia, et ce n'est pas super agréable. Sale fort en thème! De plus, certains personnages aiment se lancer dans de grandes théories, d'autant plus que l'écrivain leur donne l'espace voulu: le lecteur saura ainsi tout de la psychologie d'un interrogatoire. De manière sûre, disons-le à la décharge de l'écrivain: avant "Mauvaise personne", Fabio Benoit, commissaire à la Police judiciaire de Neuchâtel, est connu comme le signataire d'une étude sur les interrogatoires, rédigée en collaboration avec feu Olivier Guéniat, dédicataire de "Mauvaise personne". Si informées qu'elles soient, cependant, il est permis de trouver ces pages un brin longuettes.
L'intrigue, quant à elle, est bien construite: tout part d'une bagnole à vendre. Urs Rosenwald, le vendeur, est un caïd suisse (oui, oui!) qui a son réseau en France; quant à l'acheteur, c'est Angel. Curieusement, ils se rencontrent à l'hôpital, et ça n'aurait jamais dû se produire: Angel comprend vite que la Porsche Cayenne qu'on essaie de lui vendre n'est pas claire. Accessoirement, il note que le vendeur, lui-même truand, affectionne les cabines téléphoniques, par discrétion. Des lieux en voie de disparition, ce que l'écrivain indique avec justesse, en les mettant en parallèle avec les téléphones portables, vus comme moins sûrs lorsqu'il s'agit de passer un coup de fil et qu'on a quelque chose à cacher.
On le relève aisément: chaque chapitre est l'espace de parole des différents personnages de ce roman; cela constitue une forme de polyphonie. Normal: lorsqu'il y a conflit de points de vue, face au juge, chaque voix compte à égalité. Si l'intrigue avance, l'auteur endosse à chaque chapitre le rôle d'un personnage différent, avec son regard et ses mots propres, même si l'on parle de la même chose. Cela sonne vrai, et sans exagération: chaque personnage fait figure de témoin. Et au début du roman, chaque personnage a à cœur de signer "son" chapitre, selon une jolie astuce formelle de la part de l'auteur.
On suppose d'ailleurs que les personnages n'ont pas été baptisés au hasard! Les noms sont en partie évocateurs: celui de Rachel Weiss rappelle celui de Rachel Weisz, et incite le lecteur à donner au personnage de "Mauvaise personne" le visage de l'actrice hollywoodienne. Quant au nom de Schawinsky, patronyme d'un policier, il évoque à coup sûr le nom d'un homme de médias suisse, Roger Schawinski. De leur côté, les truands bosniaques ont des noms qui sonnent juste. Enfin, pourquoi appeler Angelo Chiesa ("l'ange de l'église", littéralement traduit de l'italien) un homme à poigne qui n'aime pas qu'on l'emmerde? Bel exemple d'antiphrase! Antiphrase d'autant plus crédible que Chiesa est un patronyme courant dans le monde italophone, en particulier au Tessin.
On le devine, l'écrivain met en scène un beau paquet d'individus peu recommandables. Angelo Chiesa? Il semble certes sympathique, mais l'auteur met en point d'honneur à souligner le côté trouble, inquiétant, de son côté: si de premières indications apparaissent en début de roman, il faut bien du temps pour savoir quel est vraiment le passé d'Angel – et c'est compliqué, comme qui dirait. Quoi qu'il en soit, Angel se présente comme le criminel rangé des voitures qu'il ne faut surtout pas enquiquiner.
Surtout pas? C'est peu de le dire. Angelo Chiesa maîtrise les technique de torture, en effet. Et l'auteur donne aux scènes où elles interviennent un tour naturel, pour ainsi dire clinique, qui les fait paraître cruelles, tant dans les actes que dans la psychologie qui les sous-tend. Il est permis de trouver un parallèle entre les interrogatoires de police, serrés mais corrects (p. 208 ss), et ceux menés par Angel (p. 199, "Angel veut savoir"). À chacun ses règles! Parallèles, ai-je dit? Il est aussi possible de voir ce thème dans la question de la confiance, essentielle tant dans le monde de la police que de la criminalité.
Cela a l'air sérieux. Mais l'écrivain réussit à glisser dans son récit au moins deux éléments qui font sourire et détendent l'atmosphère. Il y a d'abord les perruches, ces oiseaux qu'Angel apprécie. Il n'est pas victime de ce penchant, au contraire: ces oiseaux énervent tout le monde, surtout les méchants de l'histoire, et l'on s'amuse à suivre ce qui est pratiquement un "birdnapping", pour reprendre le mot du dessinateur belge Charles Degotte (1933-1993) dans "Le Flagada": un rapt d'oiseaux. Et il y a plus dérisoire encore: le gag récurrent du coton-tige, qui a tout déclenché et revient au fil des pages, entre une assistante en pharmacie à la main lourde (surnommée la "Waffen SS", c'est tout dire) et la question de savoir s'il faut se curer les oreilles avec ce genre d'objet. Quitte à y laisser un bout de coton...
Et puis il y a, enfin, de l'émotion dans ce thriller solidement construit qui trouve sa place dans le canton de Neuchâtel. En particulier, lorsqu'il s'agit d'enlever le fils Dolder, l'auteur fait émerger les positions de certains personnages face au rapt d'enfant: est-ce qu'on va trop loin ainsi? Est-ce acceptable? La réticence et la révolte se font jour chez certains acteurs. "Mauvaise personne" met donc en scène une poignée d'êtres humains dont certains aiment théoriser sans fin, quitte à ce qu'au bout, sur la base de la technique disponible dans les années 2018, il soit possible de dissiper le mystère, en lui donnant même la couleur d'une romance entre voisins – on pense à Nina et Angel, un couple qui attire la sympathie quoi qu'il en soit, et qui partage une petite voiture... et plus si entente.
Fabio Benoit, Mauvaise personne, Lausanne, Favre, 2018.
Lu par Francis Richard, Paco.
Le site des éditions Favre.
"celui de Rachel Weiss rappelle celui de Rachel Weisz, et incite le lecteur à donner au personnage de "Mauvaise personne" le visage de l'actrice hollywoodienne. Quant au nom de Schawinsky, patronyme d'un policier, il évoque à coup sûr le nom d'un homme de médias suisse, Roger Schawinski. De leur côté, les truands bosniaques ont des noms qui sonnent juste. Enfin, pourquoi appeler Angelo Chiesa ("l'ange de l'église", littéralement traduit de l'italien) un homme à poigne qui n'aime pas qu'on l'emmerde? "
RépondreSupprimerBien vu !
Ah oui! Dans certains livres, les noms des personnages sont des histoires à eux tout seuls! J'adore débusquer ce genre de chose, facilement porteuse de sens.
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