Suzanne Delacoste – Née en 1913, décédée en 1963, l'écrivaine et chroniqueuse de presse suisse Suzanne Delacoste a su trouver le cœur de son lectorat grâce à ses écrits. Ses articles de journal publiés dans les journaux romands étaient fort lus, de même que ses romans, qui en sont, semble-t-il, le prolongement et le développement.
Tout dernièrement, les éditions Plaisir de lire ont choisi de redonner vie à cette écrivaine, qu'on a un peu oubliée, en rééditant deux livres d'elle: la "Pavane pour l'amour manqué" et l'inédit roman "Couleur de sable". Deux romans parmi d'autres, où le lecteur suit les pas de Sol, alias Soledad, fille d'un explorateur plus soucieux du monde que de sa fille. Si le père, parfaitement absent, explore la Terre, Sol explore le monde des amours. Il est facile d'opposer ces explorations, intime pour Sol, extérieure pour son père. Retenons simplement que Sol n'en sort pas gagnante...
Sol, personnage atypique
Sol est en effet un personnage atypique dans la ronde amoureuse. L'écrivaine n'impose pas ses descriptions, et ce n'est qu'au fil des pages que l'on découvre que Sol a un handicap dû à une maladie d'enfance et qu'elle est noire, ou en tout cas de peau mate. Deux traits de caractère qui entrent en résonance avec la vie de l'écrivaine elle-même, qui a dû vivre avec les séquelles d'une phtisie. Conformément à l'esprit "show not tell", "Pavane pour l'amour manqué" et "Couleur de sable" montrent donc simplement la vie de Sol, les paroles, et ce qu'il peut y avoir d'atroce ou de sublime. Victime de ses amours sans échos, Sol est aigre, mais point n'est besoin de le dire: il suffit d'écouter ses répliques pointues. Cela dit, il est tout à fait permis de trouver Sol peu attachante...
La vie de Sol, "la petite Indienne" (un surnom dit sur tous les tons), est observée de deux points de vue. "Pavane pour l'amour manqué" permet au lecteur d'être Sol, alias la solitaire Soledad, et de rentrer dans ses chaussures: ce roman est écrit à la première personne. Il est même question d'un journal, et la presse romande a vu ainsi ce livre à sa parution. Mais la forme n'a rien à voir avec un journal, même si on peut se laisser piéger à une tentative de mise en abyme. "Pavane pour l'amour manqué" est simplement la narration, sagement divisée en six chapitres, des amours contrariées de la fameuse Sol. Il est permis de relever que le livre rédigé en prison par Valérie, personnage libre de ce roman, tient davantage du journal, pour le coup. Il s'intitule "Mes prisons" et fait scandale: est-ce qu'une jeune femme a le droit d'évoquer ses prisons, ses contingences de vie en somme? L'écrivaine le suggère.
Quand à "Couleur de sable", écrit à la troisième personne, il permet une prise de recul et offre à l'écrivaine l'occasion de filer la métaphore animale. Une métaphore importante, surtout dans "Couleur de sable", où se côtoient des perruches, un guépard et quelques autres animaux parfaitement humains. C'est là sa force, même si "Pavane pour l'amour manqué" et "Couleur de sable" sont deux romans proches, dont la réédition n'était peut-être pas indispensable dans la mesure où le lecteur se retrouve plongé dans des questions similaires: statut de la femme, vie dans un milieu social favorisé, fêtes sans fin, malaise d'une existence où il faut se contenter d'amours de second ordre.
Un roman féministe?
Faut-il dire que "Pavane pour l'amour manqué" et "Couleur de sable" sont des romans féministes? Font-ils le point sur une forme d'émancipation de la femme? Cela se discute. Une certain résignation domine même la fin de ces deux romans. Il n'empêche: dans "Pavane pour l'amour manqué" comme dans l'inédit "Couleur de sable", les hommes que Sol aimerait fixer sont en définitive parfaitement volages, insaisissables et pas très aimables. Il est permis de voir en Simon comme en Mathias (sans oublier les autres) des hommes parfaitement sûrs d'eux, considérant que les femmes sont à leur disposition. Est-ce que pour autant, la notion d'homme fatal, développée par la post-facière Océane Guillemin, est pertinente pour les décrire? Cela mérite d'être discuté, mais force est de relever que le modèle de l'homme fatal développé en postface, si pertinent qu'il soit, n'a pas attendu Mathias ou Simon pour exister. Il fait penser, sans en avoir la splendeur, à des personnages de roman antérieurs tels que Rhett Butler ("Autant en emporte le vent", Margaret Mitchell, 1936) ou Fitzwilliam Darcy ("Orgueil et préjugés", Jane Austen, 1813). C'est que Mathias et Simon ne sont que des viveurs sans sensibilité aux responsabilités...
La discussion s'installe à la suite de la postface de ce livre justement, empreinte des idées féministes en vogue en ce début de vingt et unième siècle. On relève que les personnages masculins des deux romans de Suzanne Delacoste sont bêtement sûrs d'eux, capables de se défendre simplement et de balancer des vannes quand il le faut – des vannes auxquelles les femmes répondent fort à propos, donnant certes une vigueur certaine aux dialogues du roman.
Est-ce "A man's world", cependant, que l'écrivaine dépeint? Ce n'est pas sûr: les deux romans publiés par "Plaisir de lire" acceptent la condition féminine telle qu'elle est au moment de l'écriture, avec ses atouts et ses faiblesses, et se contentent de critiquer ce monde à la marge, à telle enseigne que les critiques parues à la parution du roman (1954/1955) occultent le côté "condition féminine", avec ce qu'il peut avoir de délicat, de "Pavane pour l'amour manqué" – présenté même comme un cadeau de Noël idéal à la fin 1954, surtout s'il est dédicacé par l'auteure.
Cela, enfin, sans compter qu'au fil des pages, le lecteur voit des femmes amoureuses prises elles-mêmes au piège de l'amour: on pense au personnage de Valérie, femme libre qui va en prison pour couvrir son mari. Le bonheur passe là par une forme de résignation. Je n'ai pas encore lu l'essai "Comment l'amour empoisonne les femmes" de Peggy Sastre (2018), mais je ne serais pas étonné d'y trouver plus d'une résonance, à quelques décennies de distance.
Quelques considérations sur l'édition
Quelques mots, enfin, sur la publication de ces deux romans. Le travail de correction intègre l'idée de conserver la graphie originelle de certains mots (p. 4). Soit! Cela dit, un lecteur actuel note sans peine que certaines coquilles grossières auraient été considérées comme telles déjà au temps de Suzanne Delacoste. De plus, la publication de l'inédit "Couleur de sable" aurait mérité quelques commentaires supplémentaires: on ne sait pas dans quel état le manuscrit a été trouvé, mais ce qui est offert au lecteur, par exemple des abréviations ou des points de suspension, suggère que l'écrivaine n'avait pas tout à fait terminé son travail. Suzanne Delacoste aurait-elle apprécié d'être publiée avec des bourdes que n'importe qui aurait constatées, au nom du respect de son texte? Vous me voyez songeur.
Ni "Pavane pour l'amour manqué" ni "Couleur de sable" ne se distinguent par le caractère franchement enlevé de leur intrigue: ce sont surtout deux romans qui relatent des tranches de vie, dans un esprit amer qui n'exclut ni l'humour à l'occasion (ah, les répliques qui claquent!), ni l'image poétique qui fait mouche. Il n'empêche qu'on peut s'ennuyer plus d'une fois en observant longuement les amours contrariées de Sol, femme capable de sentiments amoureux mais desservie par un sale caractère, plus évident pour le coup dans "Couleur de sable" que dans "Pavane pour l'amour manqué".
Les deux romans publiés par les éditions Plaisir de lire auraient-ils gagné à être publiés séparément? Etait-il même nécessaire d'exhumer l'inédit "Couleur de sable" avec une présentation aussi minimale? Si l'on n'est pas dans une démarche d'étude éventuellement universitaire, il est permis de se demander si "Couleur de sable" ne fait pas double emploi avec "Pavane pour l'amour manqué", même si une décennie sépare les deux intrigues, un peu semblables. Après tout, Sol et son univers ont peu changé.
Le double roman publié par les éditions Plaisir de lire dans leur collection "Patrimoine vivant" redonne une actualité aux questions de Suzanne Delacoste, à soixante ans de distance. Mais à la même distance temporelle, il interroge aussi les conditions d'édition d'un roman. Et en dernier ressort, c'est le lecteur qui s'interroge: ennui lent ou roman amoureux à la Françoise Sagan (son "Bonjour tristesse" a paru la même année que "Pavane pour l'amour manqué", relevons-le), que lui met-on sous les yeux?
Suzanne Delacoste, Pavane pour l'amour manqué suivi de Couleur de sable, Lausanne, Plaisir de lire, 2018. Préface par Laurent de Weck, postface par Océane Guillemin.
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