Sonia Ristić – "Des fleurs dans le vent", ce sont celles qui s'envolent à la fin du deuxième roman de Sonia Ristić. Mais ce sont aussi ces trois personnages attachants que l'écrivaine met en scène et qui sont les parfaits symboles d'une amitié indéfectible, malgré l'adversité: trois fleurs d'humanité, en somme. Summer, JC et Douma, ce sont trois personnages, une trinité en somme, qui donnent à croire qu'il y a quand même quelque chose de bon dans l'humanité, par-delà les différences.
"Des fleurs dans le vent", c'est à la fois trois tranches de vie et une seule. En début de roman, l'auteure prend délibérément un peu de recul, en écrivant son récit à la troisième personne, en rappelant qu'on est dans un roman (on ne va pas se mentir...), et surtout en s'autorisant à intervenir personnellement: c'est bien l'écrivaine qui explique, qui dit l'arrière-plan de ses trois personnages, issus du quartier parisien de la Goutte d'Or, présenté comme populaire, bariolé et vivace, loin d'être guindé – un court transfert d'une école à l'autre, résultant d'un remaniement éphémère de la carte scolaire, mettant en avant ce contraste extrême qui joue d'un bout à l'autre d'une rue. Le terreau est parfois ingrat, mais on y trouve de quoi nourrir sa vie.
C'est l'amitié qui se trouve au cœur de "Des fleurs dans le vent". Certes, tout semble rapprocher trois personnages que tout devrait séparer. La romancière donne au lien amical une image concrète, forte, celle d'une "drôle de créature à trois têtes, six bras et six jambes, mêlés emmêlés": dès l'enfance, on se mord, on se bat, mais on est toujours inséparables. L'auteure fait évoluer cette vision, au fil des années, imaginant ce qu'elle peut être à l'adolescence, puis au début de l'âge adulte. Il est permis de voir quelque chose de monstrueux dans cette amitié qui, très vite apparaît comme un absolu pour ces trois personnages; mais on peut aussi concevoir ce lien physique comme l'image des nœuds plus immatériels qui constituent une amitié. Et ce n'est pas un hasard, enfin – quelle image forte, si surprenante qu'elle puisse paraître, pour tout commencer! – si "Des fleurs dans le vent" s'ouvre sur la scène où Douma est accueilli par JC et Summer à sa sortie de prison.
Les prénoms des trois amis eux-mêmes ne sont pas choisis par hasard, et suggèrent des voies particulières, comme si, pour citer le proverbe latin, "nomen est omen". Chaque prénom mérite une longue explication, qui permet à l'auteure de donner à ses trois personnages toute l'épaisseur qu'offrent des racines familiales toujours difficiles à assumer, toujours atypiques: une intégration perçue comme excessive pour JC (peut-on s'appeler Jean-Charles da Silva?), une lubie de hippie pour Summer (qui a pour sœurs des filles qui portent aussi des noms de saison, en français ou en anglais) ou une hésitation entre France et Sénégal pour Douma, de son vrai nom Alain-Amadou – soit dit en passant, d'ailleurs, le surnom "Douma", donné au personnage qui réussit le mieux au lycée, suggère "ду́мать", le verbe russe qui signifie "penser"... Tout le monde a le cul entre deux chaises, en somme, dans une société qui n'évolue pas toujours comme on le voudrait et n'adore pas toujours les personnages qui sortent du cadre.
C'est que le contexte socio-politique a tout son poids dans "Des fleurs dans le vent". C'est annoncé dès l'exergue, qui met en résonance le discours bien connu sur "le bruit et l'odeur" de Jacques Chirac et un extrait du "Cahier d'un retour au pays natal" d'Aimé Césaire, caractérisé par sa largeur de vues. Et lorsqu'on entre dans le roman, on constate que tout commence avec l'élection de François Mitterrand. Les actualités politiques marquantes, vues d'un œil critique et empathique, constituent un contrepoint à la vie des trois amis. Elle peut les toucher de plus ou moins près, qu'il s'agisse d'un ajustement de la carte scolaire à Paris (éphémère mais porteur d'ouverture) ou des jalons bien connus des dernières décennies de la Cinquième république: Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de la présidentielle, comme les deux jeunes qui se font électrocuter dans une centrale électrique (y compris les mots de Nicolas Sarkozy désireux de nettoyer la racaille au Kärcher), tout cela est dans ce roman, qui prend dès lors, sous une forme épurée et sensible, mais critique aussi, les allures d'une fresque des trente années qui ont précédé 2007. C'est habile de la part de l'auteur, qui suggère que tout lecteur partage avec ses personnages un vécu, fût-il perçu à travers le filtre de la télévision.
Une amitié que ni les années, ni l'adversité – qui change de forme à tous âges – n'ont pas su corroder: cela peut paraître incroyable, et c'est pourtant formidable. C'est là que réside la ligne de force du deuxième roman de Sonia Ristić, un roman à la fois si proche et si distant selon le point de vue, qui met en scène trois Français au profil a priori inattendu, qui essaient de trouver leur place dans une société que l'auteure dépeint en demi-teintes, avec une sobriété qui fait toute la force du propos. Pour un peu, on aimerait être Summer, Douma ou JC.
Sonia Ristić, Des fleurs dans le vent, Paris, Intervalles, 2018.
Le site des éditions Intervalles.
Ils ont également parlé de ce roman: Bertrand Guillot, Yves Mabon.
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